M comme Matilda (S2E6)
Personnages :
- Florence, la journaliste : Stéphanie Cassignard
- Myriam, la fille de la journaliste : Myriam Doumenq
- Lui (Frédéric, l’Esprit de l’art) : Frédéric Kneip
- Elle (Delphine, l’Esprit de la science) : Delphine Gleize
- Akimou (l’Esprit critique) : Pascal Nzonzi
- Melissa Gourzi, la présentatrice : Leïla Kaddour
- Le présentateur : Guillaume Thibault
Les esprits du Palais
Un feuilleton radiophonique entre ombre et lumière aux Étincelles du Palais de la découverte
Épisode 6 : M comme Matilda
Prologue : Florence fait le point sur l’enquête
Florence : Bon alors, après les chandeliers télécommandés, les graffitis qui brillent dans le noir, voilà maintenant une inscription lumineuse. Et une inscription lumineuse en lettres de sang ! Trois phénomènes lumineux, quatre prénoms féminins… et toujours un mode opératoire très soigné. La personne qui a fait ça maîtrise à la fois la physique et la chimie… Mais elle ne laisse toujours pas d’indices ni de traces probantes…
Scène 1 : Chez Florence et Myriam
[La conversation de Myriam et de Florence se mêle et se superpose au discours du présentateur du journal télévisé et de Melissa Gourzi.]
Le présentateur : C’était il y a 10 jours. Nous vous parlions de cette inscription fantomatique en lettres de sang qui, le soir d’Halloween, était au centre de toutes les attentions…
Florence : ENCORE ??!!??
Le présentateur : ... dans le 15e arrondissement de Paris et sur les réseaux sociaux.
Myriam [du fond de l’appartement] : Qu’est-ce qu’il y a, maman ?
Le présentateur : ... On n’a toujours pas le fin mot de cette histoire…
Florence : Rien, à part que j’ai l’impression d’avoir déjà vécu cette scène…
Le présentateur : ... et on ignore tout de l’identité de la ou des personnes qui sont à l’origine de ces actions.
Florence : Apparemment, il s’est encore passé quelque chose aux Étincelles…
Le présentateur : Mais voilà qu’aujourd’hui, des affiches sont venues recouvrir les murs…
Florence : Mais cette fois, dans plusieurs autres lieux aussi…
Le présentateur : … de plusieurs institutions scientifiques parisiennes. Y compris ceux des Étincelles, le site ouvert par le Palais de la découverte…
Florence : Une histoire d’affiches, si j’ai bien compris.
Le présentateur : ... en attendant la réouverture du Grand Palais, à l’endroit même où avait été photographiée l’inscription d’Halloween. Faut-il voir un lien entre ces deux affaires ? Notre spécialiste, Melissa Gourzi, nous en dit plus.
Melissa Gourzi : C'est bien ça Jérémy ! La nuit dernière, les murs de diverses institutions scientifiques – des musées, des académies, des grandes écoles et des universités – ont été recouverts d’affiches. Des affiches, quelque part entre le street art et le collage cubiste, toutes réalisées au moyen du même procédé. Ce sont des portraits de femmes en noir et blanc, reconstitués à partir de photos découpées d’autres femmes, de toutes les époques. Des réalisations minutieuses – on en a dénombré 10 au total –, qui sont toutes barrées d’un grand M à l’encre phosphorescente.
Le présentateur radio : Et non pas fluorescente !
Melissa Gourzi : Absolument ! Je vois que vous n’avez rien oublié de ce que je vous ai expliqué l’autre jour. Bravo Jérémy !
Le présentateur radio : Plus sérieusement, Melissa, y a-t-il un lien, selon vous, entre ce qui s’est passé aujourd’hui et le fameux incident qui s’est produit le soir d’Halloween ?
Melissa Gourzi : Il est certain que bon nombre d’éléments incitent à le penser. D’abord, cette constante de la luminescence, de la lumière. Et puis ces prénoms féminins récurrents. Car je dois vous préciser que depuis la nuit dernière, les équipes des institutions concernées n’ont pas tardé à unir leurs efforts et sont rapidement parvenues à identifier certaines des photos utilisées pour les affiches. Elles représentent TOUTES des femmes scientifiques importantes, à défaut d’être célèbres : Alice Ball, Jocelyn Bell…
Florence : Elle a découvert un traitement contre la lèpre !
Melissa Gourzi : ... Rosalind Kraus, …
Florence : C'est celle qui a découvert l'ADN !
Melissa Gourzi : ... Émilie du Châtelet, Lise Meitner et… Ada Lovelace !
Myriam [qui s’est rapprochée] : Ah, elle, on la connaît !
Le présentateur : Ce qui nous ramène à cette nuit d’Halloween !
Melissa Gourzi : Oui, on peut clairement établir un lien entre l’Ada de l’inscription et Ada Lovelace, la première à avoir eu l’idée du programme informatique, au beau milieu du XIXe siècle… Après tout, avec celle de Nabokov, c’est la plus célèbre des Ada… Je vous rappelle aussi que les prénoms féminins, peints sur les murs, l’ont été le jour de l’Ada Lovelace Day. Et que toutes ces femmes ont en commun d’avoir été victime de ce que l’on nomme l’effet Matilda, dont je vous ai souvent parlé ici, leur rôle dans l’histoire des sciences a été minimisé, quand il n’a pas été tout bonnement invisibilisé…
Myriam : L’effet Matilda, je m’en rappelle, tu m’en as déjà parlé, ça m’avait marquée…
Florence : Je peux me vanter d’ailleurs d’avoir été une des premières journalistes à en parler en France… Qu’est-ce qui t’avait marquée ?
Myriam : Bah, ça, justement, cette « invisibilisation » des femmes, comme si on les avait volontairement gommées, mises de côté. C’est carrément injuste !
Florence : Il faut que tu saches qu’avant l’« effet Matilda », il y a eu l’« effet Mathieu ». J't'explique : c'est une théorie, forgée par un sociologue américain, dans les années 1960. Ça montre que, dans le cas d’une découverte, l’attention avait fortement tendance à se focaliser sur un personnage au détriment de ses collaborateurs. Et, trente ans plus tard, Margaret Rossiter, une historienne des sciences, a montré que lorsque ces collaborateurs étaient des collaboratrices, l’inégalité de traitement était encore décuplée… C’est ça qu'on appelle l’effet Matilda.
Myriam : Mais les choses ont changé, maintenant, non ?
Florence : Bien sûr, mais cela reste un combat de tous les jours. D’ailleurs, j’ai le sentiment que c'est un combat du même genre que mène notre mystérieuse silhouette…
Scènes 2 et 3 : Akimou et Florence, Fred et Delphine, conversations entrelacées
[Florence et Akimou se retrouvent, à l’extérieur des Étincelles.]
Akimou : Brrrr, il ne fait pas chaud, ce matin… Comment allez-vous, Florence ?
Florence : Écoutez, ça va, même si je doute de pouvoir boucler mon enquête un jour…
Akimou : Myriam n’est pas avec vous ?
Florence : Non. Elle aurait adoré voir les affiches, mais elle ne pouvait décemment pas rater les cours… Vous en avez bien recensé quatre, ici, n’est-ce pas ?
Akimou : Il y en avait bien quatre à l’origine – deux sur les Étincelles, deux sur les palissades du chantier du Grand Palais – mais nous n’avons pu en récupérer que la moitié, les autres avaient déjà été décollées… Au total, sur l’ensemble des sites, on a pu en sauvegarder sept sur dix.
Florence : En tout cas, j’ai vu des photos… Elles sont dignes d’une œuvre de street art, dites-moi ! Et elles sont grandes !
Akimou : Oui, et toutes différentes ! J’avoue que moi aussi, j’y suis plutôt sensible… L’auteur a poussé le raffinement jusqu’à utiliser une colle à base d’amidon, 100 % écologique, ce qui a permis de les détacher sans endommager les façades… Mais allons à l’intérieur, je vais vous montrer !
[Ils entrent. Les Étincelles sont fermées au public.]
Fred [en train de regarder les affiches avec Delphine quand les autres arrivent] : Franchement, elles sont réussies, ces affiches ! Quel travail ça a dû demander d’assembler toutes ces photocopies ! Une multitude de références me viennent en tête quand je regarde ça…
Delphine : À commencer par ce grand « M » écrit à la main, j’imagine…
Fred : Ah ah, oui, bravo ! Fritz Lang, M le Maudit, 1931, six ans avant l’ouverture du Palais de la découverte…
Delphine : Avant notre rencontre…
Florence [à Akimou] : C’est vrai que c’est du beau travail, ces affiches.
Akimou : Vous ne trouvez pas ça un peu sinistre, voire tragique, toutes ces femmes découpées ?
Florence : Non, puisque une fois réunies elles composent une silhouette plus grande qu’elles… Je dirais même lumineuse !
Plus je réfléchis, et plus je me dis que c’est ça finalement le point commun, entre tous ces événements qui se sont produits. D’ailleurs, chacun à leur manière pourrait être considéré comme une œuvre d’art…
Delphine [à Fred] : Ah tu vois, ils sont de notre avis !
Fred : Tu sais, moi, j’ai beaucoup repensé à cette histoire d’effet Matilda. À toutes ces femmes de science qu’on est en train peu à peu de réhabiliter, comme si elles sortaient enfin d’un monde parallèle, une espèce de purgatoire. Et… je me disais…
Delphine : Oui ?
Fred : Je me disais que c’était là encore un autre point de rencontre entre l’art et la science, finalement. Chaque époque a son propre récit, sa propre manière de présenter les découvertes scientifiques... et celles et ceux qui en sont à l’origine… C’est bien la preuve que la science aura toujours besoin des ressources de l’art. Cette faculté de raconter des histoires, elle est essentielle pour que la science puisse toucher les gens !
Delphine : Tu sais que tu parles exactement comme Marie Curie ? En 1936, elle avait présidé un colloque organisé à Madrid sur le thème de « L’Avenir de la culture » et elle avait déclaré notamment : « Je suis de ceux » – oui, oui, elle a bien dit « de ceux » – « qui pensent que la Science a une grande beauté. Un savant dans son laboratoire n’est pas seulement un technicien ; c’est aussi un enfant placé en face de phénomènes naturels qui l'impressionnent, comme un conte de fées. Nous devons avoir un moyen pour communiquer ce sentiment à l’extérieur ; nous ne devons pas laisser croire que tout progrès scientifique se réduit à des mécanismes, des machines, des engrenages, qui, d’ailleurs ont également leur beauté propre. »
Fred : C'est magnifique ! Et puis, dans l’histoire de l’art comme dans l’histoire des sciences, il y a eu de nombreuses femmes dont l’importance a été occultée, ou reconnue trop tardivement ! Quand elles n’ont pas été éclipsées par leur mari lorsque celui-ci était un artiste célèbre…
Florence [à Akimou] : Peut-être qu’elles seront exposées dans le futur Palais, ces affiches ? Je sais qu’il souhaite accorder une place plus importante aux liens entre l’art et la science.
Fred [à Delphine] : C’est ce que j’ai entendu dire. Il y aura des installations d’art contemporain, des commandes à des artistes, peut-être des résidences… Et certains des tableaux monumentaux réalisés pour le Palais en 1937 ont même été restaurés. J’ai HÂTE de voir ça !
Akimou [à Florence] : Il est vrai qu’après tout, c’est une œuvre anonyme de facture tout à fait séduisante…
Florence : Anonyme, jusqu’à la preuve du contraire !
Akimou : Vous pensez que ça va durer encore longtemps, ces actions intempestives ?
Florence : Si je le savais… Et vous ?
Akimou : Peut-être, peut-être pas... Et si ces assemblages de photos symbolisaient la dernière pièce du puzzle ?
Florence : C’est ce que je me dis aussi… Pour moi, en tout cas, il ne fait guère de doute que ces actions sont l’œuvre d’une seule et même personne. D’une femme, j’en mettrais ma main au feu.
Akimou : Une artiste ?
Florence : En tout cas, il n’y a pas de mobile apparent. Ces interventions n’ont été accompagnées d’aucune dégradation, d’aucune revendication… Mais elles attirent l’attention… elles interpellent…
Akimou : L’art, selon vous, c’est ce qui est gratuit et sans mobile ?
Delphine [à Fred] : Les enquêtes, ça me fait toujours penser à la paléontologie.
Fred [à Delphine] : La paléontologie ? Explique-toi…
Delphine : Eh bien oui, les paléontologues ne travaillent que sur des indices : ils les accumulent, regardent à quel point ils sont cohérents, comment ils s’organisent, et puis ils établissent une hypothèse, une théorie valable tant que le contraire n’est pas prouvé. Je t’avais raconté l’histoire de la faune de Burgess ?
Fred : Ça ne me dit rien, non…
Delphine : Alors, la faune de Burgess, ce sont des fossiles extraordinairement bien conservés, découverts par hasard en 1909 par le géologue américain Charles Walcott dans les montagnes rocheuses de Colombie-Britannique…
Fred : Au Canada !
Delphine : Ces fossiles présentaient les restes d'une faune originale, exclusivement marine, jusqu’alors inconnue. Plusieurs de ces animaux présentaient des formes étranges ou des particularités anatomiques bizarres, et très peu de ressemblances mineures avec les autres formes de vies connues. L’erreur de Walcott a été de vouloir classer à tout prix ces animaux inconnus dans des catégories existantes. Dans les années 1960, des scientifiques ont repris complètement l’inventaire de ces fossiles et sont parvenus à une autre interprétation, qui a conduit à créer de nouvelles catégories et donc de nouvelles espèces … Entre-temps, les progrès accomplis au fil des connaissances ont permis de réviser cette conclusion. Cela montre bien que ce qui est présenté comme une vérité à un moment donné... peut être revu, corrigé au fil des découvertes et des avancées.
Fin de l’épisode 6.
Des portraits de femmes en noir et blanc apparaissent, toutes barrées d’un grand M à l’encre phosphorescente... Trois phénomènes lumineux, quatre prénoms féminins, un mode opératoire soigné, à l’évidence une maîtrise de la physique et de la chimie, mais toujours pas de traces probantes… Plongée dans ce puzzle qu’elle tente d’assembler, Florence tend l’oreille vers la radio et sursaute ! « Les murs de diverses institutions scientifiques ont été recouverts d’affiches, représentant des portraits de femmes en noir et blanc, toutes barrées d’un grand M à l’encre phosphorescente. » M ! Cela fait tilt dans la tête de Florence, qui fonce aux Étincelles. Les Esprits, déjà sur place, s’extasient devant les affiches qu’ils n’hésitent pas à qualifier de performances, voire d’œuvres entre art et science…