Découvrez deux extraits du texte d'Oncle Vania
Premier extrait
Astrov : Soit, je veux bien qu’on abatte les forêts par nécessité, mais pourquoi les exterminer ? Les forêts russes craquent sous la hache, des milliards d’arbres sont tués, on change en désert les habitations des animaux et des oiseaux, les rivières baissent et tarissent, des paysages merveilleux disparaissent sans retour, tout ça parce que l’homme, dans sa paresse, n’a pas le bon sens de se baisser pour prendre son combustible dans la terre. N’est-ce pas que c’est vrai, madame ? Il faut être un barbare sans conscience pour brûler dans son poêle toute cette beauté, pour détruire ce que nous ne pouvons pas créer. L’homme a été doué de raison et de force créatrice pour multiplier ce qui lui était donné, mais, jusqu’à présent, il n’a pas créé, il a détruit. Les forêts, il y en a de moins en moins, les rivières tarissent, le gibier a disparu, le climat est détraqué, et, chaque jour, la terre devient plus pauvre et laide. Tu me regardes d’un air ironique, là, et rien de ce que je dis ne te paraît sérieux… et… peut-être que, pour de bon, c’est des histoires de toqué, mais quand je passe devant les bois des paysans que j’ai sauvés de la hache, ou quand j’entends bruire ma jeune forêt, plantée de mes propres mains, j’ai conscience de ce que le climat, lui aussi, est un tant soit peu en mon pouvoir, et que si, dans mille ans, les hommes sont heureux, eh bien, ça sera aussi, un tant soit peu, à cause de moi. Quand je plante un jeune bouleau, que je le vois se couvrir de feuilles et se balancer dans le vent, mon âme s’emplit de fierté, et je… N’empêche… il est temps que j’y aille. Tout ça, sans doute, c’est des histoires de toqué, en fin de compte. J’ai bien l’honneur de vous saluer !
Deuxième extrait
Astrov : Bonjour ! Vous vouliez voir mes barbouillages ?
Éléna Andréievna : Hier, vous avez promis de me montrer vos travaux… Vous êtes libre ?
Astrov : Oui, bien sûr. Où êtes-vous née ?
Éléna Andréievna : À Pétersbourg.
Astrov : Et où avez-vous fait vos études ?
Éléna Andréievna : Au Conservatoire.
Astrov : Ça n’aura aucun intérêt pour vous, à mon avis.
Éléna Andréievna : Pourquoi ? Je ne connais rien à la campagne, c’est vrai, mais j’ai beaucoup lu.
Astrov : Ici, dans cette maison, j’ai ma table à moi… Dans la chambre d’Ivan Pétrovitch. Quand je suis à bout de fatigue, proche de l’abrutissement complet, j’abandonne tout, j’accours ici, et je m’amuse avec ce machin-là, pendant une heure ou deux. Ivan Pétrovitch et Sofia Alexandrovna font claquer leur boulier, moi je suis assis auprès d’eux à ma table, je barbouille – je me sens au chaud, tranquille, et le grillon crie. Mais, ce plaisir, je ne me l’accorde pas souvent, une fois par mois… Maintenant, regardez ici. L’image de notre district, tel qu’il était il y a cinquante ans. Le vert sombre et le vert clair indiquent les forêts ; la moitié de toute la surface est occupée par la forêt. Là où le vert est hachuré de rouge, il y avait des élans, des chevreuils… Je montre en même temps la flore et la faune. Sur ce lac, il y avait des cygnes, des oies, des canards, et, comme disent les vieux, force oiseaux de toute plume, il y en avait à perte de vue ; ils volaient par nuées. En dehors des bourgs et des villages, vous voyez, çà et là, épars, des hameaux, des petites fermes, des ermitages de vieux-croyants, des moulins à eau… Les bêtes à cornes et les chevaux étaient nombreux. C’est ce que montre le bleu clair. Par exemple, dans ce canton, le bleu clair est très présent ; il y avait là de véritables hordes, et chaque ferme possédait trois chevaux.
[Pause.]
Maintenant, regardons plus bas. Comment c’était il y a vingt-cinq ans. Cette fois, la forêt n’occupe plus qu’un tiers de toute la superficie. Les chevreuils ont disparu, les élans pas encore. Le vert et le bleu sont déjà plus rares. Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Passons à la troisième partie : l’image du district à l’heure actuelle. Il y a encore du vert çà et là, mais sans continuité – par taches ; les élans, les cygnes, les coqs de bruyère, tout ça a disparu… les hameaux, les fermes isolées, les ermitages, les moulins – plus trace. Bref, l’image d’une dégénérescence graduelle, incontestable, qui ne demandera manifestement pas plus de dix à quinze ans pour devenir totale.
Vous direz qu’il y a là des facteurs culturels, que la vie ancienne devait naturellement faire place à une vie nouvelle. Oui, j’entends bien, si à la place de ces forêts exterminées on avait tracé des routes, des chemins de fer, s’il y avait là des usines, des fabriques, des écoles – les gens seraient en meilleure santé, ils seraient plus riches, plus intelligents – mais, là, rien de semblable ! Dans le district, ce sont les mêmes marais, les moustiques, le même manque de routes, la misère, le typhus, la diphtérie, les incendies… Nous avons affaire à une dégénérescence résultant d’une lutte inhumaine pour la vie ; une dégénérescence provenant de la routine, de l’ignorance, de la plus totale absence de conscience de soi, quand l’homme transi, affamé, malade, pour sauver ce qui lui reste de vie, pour préserver ses enfants, instinctivement, inconsciemment, se jette sur tout ce qui peut le rassasier, le réchauffer, et qu’il détruit tout, sans penser au lendemain... Tout, déjà, presque, est détruit, mais, en retour, rien n’est encore créé. Je vois à votre visage que ça ne vous intéresse pas.
Éléna Andréievna : Mais je m’y entends si peu, à ces choses-là…
Astrov : Ce n’est même pas une question de s’y entendre ; simplement, ça ne vous intéresse pas.
Éléna Andréievna : À parler franc, mes pensées sont ailleurs.
Alexandre Héraud (voix off)
Léa Minod (journaliste)
Soufian Henchiri (médiateur)
Greg Germain et Audrey Stupovski (lecture)