Le cent cinquantième anniversaire de naissance de Jean Perrin le 30 septembre 2020 nous donne l’occasion de revenir sur les idées et principes que le physicien a mis en œuvre au Palais de la découverte dès 1937 via son offre au public. À partir de ses préceptes innovants, quel type de programme de communication scientifique y est-il proposé désormais et pouvons-nous esquisser pour les prochaines années, qui tienne compte à la fois des évolutions de la science et de la société et permette de continuer à présenter « la science en train de se faire » ?

Par Antonio Gomes Da Costa, directeur de la Médiation scientifique et de l’éducation, Universcience

(Reprise de Découverte n° 430, septembre-octobre 2020, p. 24-33)

Albert Lebrun, président de la République, visite le Palais de la découverte, le 21 juillet 1937 (inauguration de l’exposition internationale le 24 mai 1937). Il écoute les explications du professeur Jean Perrin devant l’appareil de démonstration de la force centrifuge.

En 1937, le prix Nobel de physique Jean Perrin (1870-1942) a défini un ambitieux programme de communication scientifique pour le Palais de la découverte, déterminant les principaux objectifs et principes d’un lieu destiné à combler le fossé entre la science et les citoyens.

Ses principes peuvent être décrits, de manière succincte, comme suit.

– Il ne s’agirait pas d’un « musée traditionnel » dont l’offre est basée sur des collections d’objets, mais plutôt d’un lieu vivant centré sur les personnes – les démonstrateurs scientifiques – qui interagissent avec les visiteurs et effectuent des expériences devant le public.

Démonstration en chimie organique, sur le thème « La fabrication des matières plastiques », au Palais en 1937. 

Échanges entre un médiateur de sciences de la vie du Palais et une classe du collège Louise-Michel au cours d’un exposé scientifique en 2018. 

– Cet établissement traiterait de la science non pas simplement comme un ensemble de connaissances accumulées, mais comme un processus de découverte :

Nous avons d’abord voulu familiariser nos visiteurs avec les recherches fondamentales par où s’est créée la Science, en répétant journellement les grandes expériences auxquelles ont abouti ces recherches, sans en abaisser le niveau, mais pourtant accessibles à un très grand nombre d’esprits.

Il est clair que Jean Perrin a estimé que tout aussi important, voire plus important, que de montrer des faits, serait de montrer la façon dont ces faits ont été obtenus par la recherche et validés par la science.

Exposé scientifique de chimie organique présenté par Mlle Marie, chargée d’exposés, au Palais en 1974. 

Expérience de chimie réalisée par une médiatrice au Palais pour une classe du collège français d’Istanbul en 2014. 

– Bien que les aspects éducatifs soient très présents dans ses idées et que l’espoir de susciter des vocations scientifiques apparaisse comme évident, la science et la culture scientifique étaient considérées comme un besoin de citoyenneté beaucoup plus important :

Et nous avons voulu par-là répandre dans le public le goût de la culture scientifique, en même temps que les qualités de précision, de probité et de liberté de jugement que développe cette culture et qui sont utiles et précieuses à tout homme, quelle que soit sa carrière.

Lieu merveilleux qui incarnait sa vision, le Palais de la découverte est devenu un exemple suivi dans le monde entier, donnant naissance à une myriade d’institutions de communication scientifique reposant sur les mêmes principes, comme l’Exploratorium de San Francisco notamment.

Exploratorium de San Francisco. Frank Oppenheimer s’est inspiré notamment du Palais pour sa création en 1969. 

Exposé de médiation à l’Exploratorium de San Francisco. 

Science et société, des évolutions depuis 1937

La science et la manière de la faire ont beaucoup changé depuis 1937. Par exemple, la science est devenue une activité beaucoup plus collective, qui progresse grâce à une multitude de collaborations internationales. De nouveaux domaines scientifiques, de nouvelles technologies et approches ont vu le jour, et les instruments, ressources et connaissances de chaque domaine scientifique se combinent en un puissant ensemble multidisciplinaire pour résoudre des problèmes concrets.

Mais, sans aucun doute, l’évolution principale intervenue depuis 1937 concerne la relation de la société avec la science : les occasions de contact avec elle se sont multipliées ; l’enseignement scientifique fait partie de l’enseignement général dispensé dans les écoles ; il existe désormais un grand nombre de musées scientifiques et d’institutions de communication scientifique ; les activités de sensibilisation des publics menées par les scientifiques et les laboratoires de recherche sont une pratique courante ; la science est très présente dans les médias tels que la télévision, les livres, les journaux et l’internet.

La science est devenue omniprésente dans notre vie quotidienne ; c’est un sujet de discussion sur les réseaux sociaux ; elle est censée être la base des actions individuelles et collectives, le fondement des décisions politiques et économiques, la substance des réflexions éthiques et sociales.

Malheureusement, ce lien intime et constant avec la science et l’accès accru à l’information scientifique s’accompagne d’une méfiance croissante à l’égard de l’expertise, d’un mépris des preuves scientifiques et de la diffusion de croyances fallacieuses non fondées sur les faits ou la raison.

Néanmoins, ces énormes changements ne rendent pas les idées de Jean Perrin obsolètes, bien au contraire, ces dernières demeurent actuelles. En réalité, leur mise en pratique est aujourd’hui encore plus urgente et nécessaire. Elles représentent un défi majeur et une noble aspiration pour toutes les institutions de communication scientifique, et notamment pour le Palais de la découverte dans les années à venir.

Au nombre des expériences spectaculaires au Palais, a) la synthèse de l’acide chlorhydrique en 1937 ; b) l’expérience d’émission atomique au cours de l’exposé « Des flammes pour explorer la matière » en 2016.

Un « anti-musée » ?

Les plans du Palais de la découverte comprenaient l’intention explicite de ne pas être un musée scientifique traditionnel, à savoir ne pas être un lieu d’exposition d’une collection d’objets liés à la science. Cela est souvent interprété, de manière assez simpliste, comme un rejet du concept stéréotypé d’un musée exposant des objets poussiéreux derrière des vitrines et visité par un petit nombre de personnes ; le contraire serait alors une offre plus attrayante et contemporaine, c’est-à-dire une présentation d’objets actifs, de démonstrations et d’expériences spectaculaires.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’évolution de la muséologie depuis 1937, sur le pouvoir des objets à susciter un profond engagement des visiteurs, sur les caractéristiques spectaculaires et l’attrait des expositions scientifiques contemporaines, et sur la façon dont les musées modernes, avec leurs collections et leurs expositions, constituent des lieux vivants, attrayants et engageants. Mais l’approche « anti-musée » du Palais de la découverte va plus loin qu’une simple considération du pouvoir d’engagement et d’attraction du public. La phrase « Familiariser nos visiteurs avec les recherches fondamentales par où s’est créée la Science » exprime l’intention de montrer les démarches de la recherche, de faire comprendre et faire vivre au visiteur les processus qui conduisent aux découvertes fondamentales de la science. Il ne suffit pas de présenter des faits, des instruments, des idées ni même des expériences, car la « création de la science » implique un processus actif de questionnement et de raisonnement, qui doit être transmis au visiteur. Ainsi, il s’avère que ce qui doit être « montré » au Palais de la découverte n’est pas aisément « montrable » – il faut le vivre.

Le double treuil et le palan sont des manipulations présentées au Palais en libre accès depuis 1967. La salle 6 qui les accueillait (a) correspond à l’espace Eurêka actuellement (b). 

Voilà pourquoi, depuis ses origines, le Palais de la découverte est basé sur l’interaction directe entre les visiteurs et les médiateurs scientifiques. Il est nécessaire que cette interaction conduise à un engagement actif du visiteur, à un « état d’esprit », à un processus mental actif de découverte et de compréhension. En substance, tout l’attirail utilisé dans les expositions et les démonstrations doit être considéré comme un accessoire qui facilite cet échange intellectuel avec le visiteur :

Et, au fond, les étincelles dans les yeux des visiteurs n’apparaissent pas forcément après que ces derniers aient vu une expérience ou un objet spectaculaire, mais après avoir été entraînés dans un cheminement intellectuel par le médiateur.(1)

La science en train de se faire

Cela nous amène à une phrase qui est devenue une sorte de slogan pour décrire l’ambitieux projet de Jean Perrin pour le Palais de la découverte :

Montrer la science en train de se faire.

Ce credo est souvent interprété de deux manières distinctes : faire des expériences et des démonstrations scientifiques réelles, en temps réel, devant le public (par les médiateurs) ; ou bien montrer la science telle qu’elle est faite actuellement par les chercheurs dans les laboratoires ou sur le terrain.

La première interprétation manque l’objectif, car une démonstration n’équivaut pas à une activité scientifique ; les expériences réalisées devant les visiteurs, bien que réellement menées avec de vrais instruments, ne sont pas nécessairement des expériences scientifiques pour la simple raison qu’étant aussi des démonstrations, le résultat en est connu à l’avance.

Jeune scientifique évoquant ses travaux de recherche face public lors de la « Semaine des jeunes chercheurs » au Palais du 7 au 12 février 2017.

La deuxième interprétation, qui envisage de montrer la science telle qu’elle est authentiquement faite dans les laboratoires, est souvent rejetée car considérée comme impossible ou du moins extrêmement difficile à mettre en pratique : les activités de recherche ont généralement un niveau de complexité élevé, nécessitent des connaissances accumulées pour être comprises et se déroulent sur un long délai, incompatible avec une visite dans un musée (sans parler de la complexité des manipulations et des questions de sécurité).

Mais le fait que la tâche soit ardue voire presque impossible ne signifie pas que l’intention d’origine soit mal interprétée, ou que cet idéal doive être abandonné. Il est clair qu’un contact direct avec la recherche et avec les scientifiques, une compréhension de facto du processus de la science et de la découverte constituent le but ultime que Jean Perrin poursuit dans ses intentions concernant le Palais de la découverte. Et c’est bien le « Graal » de toute institution ou initiative de communication scientifique.

Plusieurs approches ont été déjà mises en place pour répondre à ce besoin. Un excellent exemple est le programme Un chercheur, une manip, où les chercheurs sont invités à échanger directement avec le public autour d’une expérience relative à leur recherche réelle. La place de cette activité dans le programme global proposé au Palais de la découverte doit être accrue. D’autres activités sont conçues pour promouvoir un rôle actif du visiteur en soulevant des questions et en explorant les parcours possibles pour y répondre, ce qui nécessite un positionnement différent du médiateur :

Le médiateur scientifique n’est pas là pour développer un discours, mais pour préciser la situation proposée, aider le visiteur dans sa démarche en lui posant des questions, ou lui permettre d’aller plus loin.(2)

Exposé du programme Un chercheur, une manip « Lumière sur les nanosciences et les atomes froids » au Palais en 2015. 

Culture scientifique, développer la « précision » et « la liberté de jugement »

Mais nous devons aller plus loin que cela, explorer de nouvelles voies pour faire réellement participer les visiteurs à « la science en train de se faire ».

En réalité, la nécessité, devenue urgente, de faire comprendre au public ce qu’est la science et comment elle est faite requiert toute l’excellence des communicateurs scientifiques et quelques approches innovantes. Comme le montrent les débats actuels sur le changement climatique, la vaccination, l’homéopathie et d’autres « sujets brûlants », la question va bien au-delà de l’ignorance des faits scientifiques. Il s’agit surtout de l’ignorance de la façon dont la science fonctionne.

Exposé sur les vaccins au Palais en lien avec l’exposition Pasteur, l’expérimentateur présentée au Palais du 14 décembre 2017 au 19 août 2018. 

Nous vivons actuellement un bon exemple de mécompréhension par un large secteur de notre société du processus scientifique et de validation scientifique des faits. L’ensemble du débat public sur les multiples aspects de la pandémie Covid-19 soulevant des polémiques confuses sur l’origine du virus, sur la gravité du risque sanitaire ou sur l’efficacité des mesures pratiques telles que le port du masque, tout cela produit un effet secondaire très négatif : la science et les scientifiques sont accusés parfois d’inefficacité et d’incohérence.

Ce qu’il se passe en réalité c’est que les citoyens découvrent de manière impromptue et non préparée le spectacle de la science en action, de la science en train de se faire. Les désaccords, la nécessité de travailler avec des données incomplètes, de définir des marges d’erreur, de considérer différentes interprétations possibles des données, et la capacité de changer rapidement d’avis lorsque de nouveaux faits apparaissent sont en effet les caractéristiques de la science, qui la rendent si puissante et efficace. Que ces caractéristiques soient considérées comme un échec de la science et comme une incompétence des scientifiques montre combien il est urgent de faire comprendre à tous comment fonctionne la science, et comment les faits sont validés par cette dernière.

Présenter « la science en train de se faire » n’équivaut donc pas à montrer ou à illustrer le travail effectué dans les laboratoires ; cela n’est qu’une des nombreuses approches possibles, et c’est une approche incomplète. Ce qui se passe dans les laboratoires n’est que la partie émergée de l’iceberg, celle d’un processus plus complexe : c’est le résultat d’une attitude scientifique qui aboutit à un processus scientifique.

Il y a beaucoup à dire aux visiteurs d’un musée de science sur cette attitude et ce processus scientifiques : quelles sont les questions auxquelles les chercheurs tentent de répondre aujourd’hui dans différents domaines ? Comment sont-elles décomposées en questions plus faciles à gérer et susceptibles d’être testées ? Quelles sont les approches expérimentales utilisées ou envisagées pour y répondre ? Quels sont les résultats sur lesquels elles se fondent et quelles sont les prochaines étapes ? « La science en train de se faire » ne concerne pas ce que nous savons, mais plutôt ce que nous ne savons pas et comment la science s’y prend pour aborder l’inconnu.

Ces sujets doivent être mis à la disposition des visiteurs, avec un programme d’activités concrètes et cohérentes, pour qu’ils les explorent, les comprennent et même y contribuent (comme c’est le cas des projets de science citoyenne ou participative). Ce programme d’activités pourra être conçu par des médiateurs ayant une bonne formation scientifique et une bonne expertise des publics, et par le biais d’un échange actif et constant entre eux et les laboratoires de recherche.

La science est un processus dynamique, et la communication scientifique doit suivre cette dynamique. Pour ce faire, il faut dépasser les formules éprouvées, faire appel à notre attitude scientifique, remettre en question nos propres pratiques, être audacieux, innover et expérimenter.

En médiation scientifique, tenter de se rapprocher des principes énoncés par Jean Perrin et les mettre en pratique n’est pas une tâche facile, avec une réponse simple. C’est aussi le cas en science, qui n’est pas non plus une activité aisée et avec des réponses faciles. Mais l’une et l’autre sont fascinantes, passionnantes et nécessaires. A. G. D. C.

Pour en savoir plus

Blanchard A., « Comment montrer la science en train de se faire ? Du Palais de la découverte à la sociologie des sciences », in : Alliage : Culture - Science - Technique, Alliage, 2016, p. 50-59.

Fadel K., « 80 ans de physique au Palais de la découverte », Découverte nº 410, mai-juin 2017, p. 68-77.

Flink C., Pillsbury C., Semper R., « Réflexions d’un cousin américain sur le rôle du Palais de la découverte », Découverte nº 410, mai-juin 2017, p. 24-29.

Lefavrais S., « Un chercheur, une manip : une idée féconde », La Lettre de l’OCIM, septembre-octobre 2010, p. 5-12.

McIntyre L., The Scientific Attitude: Defending Science from Denial, Fraud, and Pseudoscience, MIT Press, 2019.

Perrin J., Préface, Catalogue de l’Exposition internationale. Palais de la découverte, BnF, 1937.

Savoie D., « Une brève histoire de la médiation scientifique au Palais de la découverte », Découverte nº 410, mai-juin 2017, p. 30-35.

(1) Aron A., Ioannidou E., « De la démonstration à l’exposé au Palais de la découverte », La Lettre de l’OCIM, mai-juin 2017, p. 15-21.

(2) Attal R., Audin P., Jamet R., Reuiller G., « La vulgarisation des mathématiques par la médiation humaine – Exemple du Palais de la découverte », in : Dorier J.-L., Coutat S. (Eds), « Enseignements des mathématiques et contrat social : enjeux et défis pour le 21e siècle », Actes du colloque EMF2012, SPE4, 2012, p. 1926-1932.