La lettre d’Ada ELLE (S2E7)
Personnages :
- Florence, la journaliste : Stéphanie Cassignard
- Myriam, la fille de la journaliste : Myriam Doumenq
- Lui (Frédéric, l’Esprit de l’art) : Frédéric Kneip
- Elle (Delphine, l’Esprit de la science) : Delphine Gleize
- Akimou (l’Esprit critique) : Pascal Nzonzi
- Ada Elle : Séverine Faramond
Les esprits du Palais
Un feuilleton radiophonique entre ombre et lumière aux Étincelles du Palais de la découverte
Épisode 7 : La Lettre d'Ada ELLE
Prologue : Florence fait le point sur l’enquête
Florence [se parlant à elle-même] : Des affiches, à présent. Et des grandes ! Et pas seulement aux Étincelles ! Des collages, aux qualités plastiques incontestables… C’est du street art ! Et qui, encore une fois, nous ramène vers les femmes scientifiques. Aurait-on affaire à une disciple de Matilda Joslyn Gage, celle qui a donné son nom à l’effet Matilda ? Car je suis sûre qu’il s’agit d’une femme. Mais si c’était une simple militante, elle aurait pu trouver des moyens plus simples et plus directs de faire passer son discours ! Là c’est très élaboré. Il y a une certaine beauté du geste… et une rigueur scientifique dans l’exécution… Dans son genre, cette femme est une virtuose.
Scène 1 : Lecture de la lettre d’Ada Elle
Ada Elle : « Mesdames, Messieurs des Étincelles du Palais de la découverte,
Cette lettre vous parvient quelques jours après que quatre de mes photomontages ont été collés sur les murs de votre établissement. Des lettres ont également été adressées à vos collègues des autres institutions que j’ai – pour reprendre le mot d’une certaine presse – « vandalisées », de même qu'à certaines journalistes qui sauront, je le sais, retranscrire comme il se doit mes actions.
Les affiches en question représentent la dernière pièce d’un puzzle qu’en tant que plasticienne, et que physicienne à la vocation contrariée, je me suis plu à déployer autour des Étincelles ces quatre derniers mois, un puzzle dont le dessein (« avec un "e" ») était assez facile à percer à jour – si j’en juge par les réactions aux deux précédents épisodes qui ont été divulgués par les médias, et pour lesquels ils se sont montrés d’une clairvoyance qui les honore.
Les prénoms constituaient il est vrai de précieux indices. Je regrette seulement après coup de n’y avoir pas inclus un prénom de femme artiste – car il y aurait beaucoup à dire sur le sujet. Il s’agissait bien de mettre en lumière les figures de toutes ces femmes de science dont les collègues masculins ont trop souvent étouffé la voix ; et, à titre plus personnel, de faire la lumière sur les facteurs qui ont largement pesé sur mon parcours. C’est finalement dans l’art que j’ai trouvé le lieu d’épanouissement personnel auquel j’aspirais, et je n’ai rien à regretter. Actions artistiques in situ, performances, art urbain, street art : nommez-les comme vous le souhaitez.
Les quatre pièces de ce puzzle – car oui, les « feux follets » relèvent bien aussi de mon initiative – m’ont permis de boucler un cycle. Leur réalisation m’a demandé plus d’une année de recherches et de travail. J’ai énormément appris sur certains domaines de la science – la chimie et même la biologie, bien que je n’aie finalement pas exploité la bioluminescence – ainsi que sur des techniques que je maîtrisais mal.
Je joins d’ailleurs à ce courrier la reproduction des plans des différents dispositifs que j’ai conçus, même si je ne doute pas que vos équipes en aient déjà percé à jour tous les procédés.
Ce geste est, en un sens, désintéressé, dérisoire, microscopique, et pourtant je veux croire qu’il est aussi puissant, nécessaire et, j’ose le dire, généreux. Je n’en tire aucun profit ni aucune gloire personnelle. Je n’ai nullement l’intention de révéler ma véritable identité. C'est sous le pseudonyme d’Ada Elle que je signerai cette lettre. J’avoue être hantée par la figure d’Ada Lovelace. Mais à travers la publicité qui ne manquera pas d’être faite autour de cette affaire, j’espère avoir contribué à lutter pour que les femmes bénéficient d’une égalité de traitement dans tous les compartiments de la société.
Si j’ai choisi de faire des Étincelles le cadre de cette expérimentation, de cette « œuvre » – n’ayons pas peur des mots –, c’est parce que le Palais de la découverte est depuis toujours cher à mon cœur de petite Parisienne, et a grandement contribué à la naissance de ma première vocation. Je voue une grande tendresse à ce lieu, né du mariage entre la science et l’art, et je sais que vous avez beaucoup œuvré pour remettre les femmes scientifiques à l’honneur. Même si je dois dire que je trouve le personnage de Delphine, dans votre série de podcasts Les Esprit du Palais, fort peu combattive sur ces questions. »
Delphine [incise] : Non mais pour qui elle se prend, celle-là !?
[Fred éclate de rire.]
Ada Elle : « J’ai d’ailleurs été très amusée d’y réentendre cette archive de Jean Perrin dans laquelle celui-ci fait l’apologie des carrières scientifiques en s’adressant aux “jeunes garçons”… Tout un symbole ! »
Fred : Oui, c’est vrai ça ! Pourtant, ça ne nous avait pas choqués à l’époque…
Ada Elle [dont la voix finit par être recouverte par celle de Florence achevant la lecture de la lettre] : « C’est pourquoi je me dois enfin de préciser que je ne suis nullement responsable, en revanche, des disparitions supposées d’objets qui se seraient produites ces derniers temps dans vos réserves, ainsi que je l’ai entendu dire… »
Florence [qui poursuit la lecture. Sa voix se superpose à celle d'Ada Elle qui finit par disparaître à l'arrière-plan] : « Je le souligne : ces disparitions ne font pas partie du puzzle. Aussi j’espère de tout cœur que vous rentrerez en possession des objets perdus, et que vous continuerez à susciter des vocations et à encourager les jeunes filles à entreprendre des carrières scientifiques, où elles pourront s’épanouir pleinement. Artistiquement, et scientifiquement vôtre. Ada Elle »
Florence : Voici donc la lettre reçue hier aux Étincelles. La mienne était à peu près du même acabit – un peu plus militante peut-être… Elle me demande aussi de ne jamais chercher à retrouver son identité, disant que nos routes finiront par se recroiser…
Akimou : Elle me plaît bien, cette Ada Elle : déterminée, courageuse, rigoureuse, engagée… et, surtout, critique !
Florence : En attendant, il m’aura causé pas mal de migraines, son puzzle… Et on ne saura jamais comment elle a fait pour peindre ses graffitis dans les salles sans se faire repérer !
Delphine [à Fred, sur un ton de triomphe enfantin] : Moi je sais, moi je sais…
Akimou : Il reste quelques zones d’ombres, mais nous avons eu le fin mot de l’histoire. Il est certains mystères qu’il est parfois bon de ne pas chercher à percer, vous ne croyez pas ? Il y a un proverbe swahili qui dit : « Akili nyingi huondoa maarifa » – « Trop d’intelligence chasse la sagesse. »
Florence : « Akili nyingi huondoa maarifa »…
[En chœur.]
Delphine : « Akili nyingi huondoa maarifa »…
Fred : « Akili nyingi huondoa maarifa »…
Akimou : En tout cas, je crois que vous allez pouvoir boucler votre enquête, n’est-ce pas ? Je suis bien curieux d’écouter ça ! Est-ce que vous allez parler d’Ada Elle ?
Florence : J’avoue que pour le moment je ne vois vraiment pas comment… [Elle ne termine pas sa phrase.] C’est un sujet en soi !
Akimou : J’espère en tout cas que cela ne vous empêchera pas de continuer à venir aux Étincelles. Revenez donc avec Myriam ! Vous devriez l’emmener à la Fête de l’esprit critique ! Je suis sûr que cela l’intéresserait. C’est au printemps, on a un peu de temps… Chaque année ce jour-là, je pose ma journée et… [sur un ton de gourmandise] je jubile !
Florence : Mais, j’y songe, si ce n’est pas elle, Ada Elle, il faudra bien se mettre sur la piste des objets que l’on ne retrouve pas dans les réserves ?
Fred [à Delphine, l’air paniqué] : C’est vrai, ça, les objets ! Quand retrouvera-t-on notre appareil d’électrostatique ?
Akimou : Vous les avez déjà visitées, ces réserves ?
Florence : Non, jamais.
Akimou : Eh ! Et vous comptez sortir votre reportage sur le Palais et les Étincelles sans en connaître les coulisses ?
Florence : C’est vrai que j’ai tout de même envie d’aller jeter un œil aux réserves de Bondoufle et de La Charité-sur-Loire. Ça me ferait voir du pays ! Pour faire patienter ma rédaction en chef, je vais lui proposer un sujet sur cette affaire du puzzle d’Ada. Ça m’inspire… Allez, Florence ! Au boulot !
[Extrait sonore de l’exposé « Cerveau et idées reçues » enregistré lors de la Fête de l’esprit critique, en 2023, aux Étincelles.]
La perception, elle va être concentrée sur là où est l'attention. On ne va être capable de percevoir que là où l'attention est dirigée. Et ça, c'est super flippant, en fait, quand on y réfléchit. C'est assez, assez intéressant parce que ça montre qu'on n'est pas du tout des bons détectives. On n'est pas capable de percevoir le monde tel qu'il est, tel qu'il nous entoure et tel qu'il devrait être. Non, on perçoit le monde avec notre filtre d'attention et de concentration. Si je suis en voiture et que je ne fais pas l'effort de regarder dans mon angle mort pour chercher le cycliste à vélo, je ne vais pas le percevoir. Si je ne fais pas l'effort, quand j'arrive à un croisement, de chercher les voitures, je ne vais pas les percevoir. Donc ça a des implications en fait, dans la vie de tous les jours, et, de croire qu'on est super perspicaces, des bons détectives, que ça fonctionne super bien à tous les coups, là, c'est une fausse croyance qui peut avoir, là aussi sociétalement, des conséquences, avec parfois des conséquences dramatiques.
Autre idée reçue : nous sommes multitâches.
Scène 2 : En avril, au sortir de la Fête de l’esprit critique. Myriam, Florence et Akimou font le long de la Seine une balade qui les mènera jusqu’aux palissades du chantier du Palais de la découverte…
Myriam : Vous aviez raison, Akimou : c’était passionnant, cette journée !
J’ai adoré l’exposé « Peut-on faire confiance à son ordinateur ? » Et cette expression que les informaticiens utilisent pour désigner les êtres humains : « ICC », « interface chaise clavier » !
Florence : Oui, beaucoup de choses à méditer…
Myriam : On y retourne en fin de journée ?
Florence : Attends, ça va nous faire du bien de marcher un peu. J’ai besoin de laisser toute cette science infuser dans mon cerveau, et surtout de me dégourdir un peu les jambes ! Tu vas voir, Myriam, remonter la Seine avec Akimou, du quai André Citroën jusqu’au pont Alexandre III, c’est un voyage dans le temps qui vaut toutes les destinations exotiques ! Et au printemps, en plus…
Delphine : Ah, les veinards. J’aimerais tant les suivre…
Fred : Et moi donc… Mais nous ne sommes pas les Esprits de Paris ! Viens, rentrons dans notre Palais.
Delphine : D’accord, rentrons… Je comprends que tu ne veuilles pas perdre une miette de cette restauration et que tous ces compagnons d’art te fascinent… Mais n’oublie pas que durant le temps des travaux, les équipes du Palais travaillent également d’arrache-pied à la rénovation, pour réinventer ce qui sera présenté dans le nouveau Palais... Émerveiller, éveiller… les sciences se montreront à la hauteur de ce lieu d’exception !
[Ellipse sonore.]
Myriam : « L’art dans l’espace public est souvent un sujet de discorde… » Tiens, tu vois, maman, déjà à l’époque de Jacques Lipchitz et de son Prométhée étranglant le vautour, les artistes faisaient du grabuge autour du Palais de la découverte…
Florence : Tu ne la trouves pas remarquable, cette fresque ?
Myriam : Si, elle se lit comme une B.D.… Super bien fait et super utile, l’arbre généalogique de Prométhée… Depuis le temps que tu m’en parlais.
Florence : Résultat, ça va faire une demi-heure qu’on tourne autour des palissades du chantier : pour une fille qui avait mal aux pieds après une heure de marche…
Myriam : C’est vrai qu’on pourrait s’asseoir un peu sur ce banc, là, en face.
Akimou : À côté des préfabriqués du commissariat.
[Ils traversent la rue pour ça s’asseoir.]
Florence : Regarde bien quand tu traverses, Myriam !
Myriam [excédée] : Maman ! [Elle s’assoit.] Ah ça fait trop du bien ! J’avais trop mal aux jambes !
Florence : J’ai tellement hâte de redécouvrir enfin cette façade sans échafaudages ! Pour l’instant on dirait une œuvre de Christo et Jeanne-Claude !
Akimou : Florence, je dois vous avouer quelque chose. Votre reportage sur l’épisode Ada Elle, « L’artiste invisible », je l’ai trouvé passionnant ! Je peux vous le dire.
Florence : Oh, merci, Akimou ! Ça fait du bien, de temps en temps, de se permettre un format un peu plus personnel.
Akimou : Vous n’avez jamais cherché à la rencontrer ?
Myriam : Non, maman fait toujours confiance au hasard des rencontres.
Florence : Ce n’était pas utile… Bien qu’au fond de moi, j’ai dû calmer ma curiosité... et, comme le dit Myriam, compter sur le hasard.
Akimou : Vous savez, Florence, il n’y a pas de hasard dans les rencontres. Les rencontres les plus importantes ont été préparées par les âmes, bien avant que les corps ne se voient.
Florence : Votre sens de la formule va me manquer Akimou, vous savez. Mais c'est vrai que je me sens naturellement assez proche d'Ada Elle, j’ai l’impression qu’on s’entendrait bien… même si je suis toujours facilement impressionnée par les personnalités aussi persévérantes.
[Ellipse sonore. Dans le métro.]
Myriam : T'avais raison, maman. Il est étonnant, cet Akimou…
Florence : Qu'est-ce qu'il y a comme monde à cette heure-ci sur la ligne une !
Myriam : Oh maman, t'as vu ça ? Là, l’affiche, en face ? Ce personnage avec la gigantesque tignasse rose en pétard… C’est pas l’expérience d’électrostatique ?
Florence : Si, c'est ça ! Ce sont deux artistes photographes, Elsa & Johanna, à qui le Palais de la découverte a demandé de s’emparer de son histoire… J’aime beaucoup cette série d’affiches : elles se sont mises en scène dans les salles et les coulisses du Palais, elles ont inventé des histoires dans un environnement réel…
Myriam : D’ailleurs, on ne sait toujours pas ce qu’il est devenu, ce fameux appareil d’électrostatique ?
Florence : Non, pas encore, il va falloir que je me penche sérieusement sur cette histoire d'objets disparus.
Myriam : Ton enquête n’est donc pas terminée, maman !
Fin de la saison 2.
Des collages aux qualités plastiques incontestables, Florence le reconnaît. Le dénominateur commun entre cette série d’actions : des femmes scientifiques ! Tout nous y ramène. Et Florence est maintenant persuadée que c’est une femme qui est à l’œuvre derrière tout cela. La lettre qui parvient aux Étincelles ce jour-là va lui donner raison…
Quelques mois plus tard, Florence et Myriam reviennent aux Étincelles pour assister au Printemps de l’esprit critique. L’occasion de retrouver les équipes et le spirituel Akimou.
Quant aux Esprits de l’art et de la science, ils repartent admirer de près la restauration et la rénovation du Palais de la découverte, leur cher écrin…