Existe-t-il des nombres que l’on remarque plus que d’autres ? Un « nombre remarquable », en réalité, c’est surtout un nombre qui cache une propriété étonnante…

Le 8 par exemple, qui devient l’infini quand on le bascule sur le côté. Ou le 9, qui en plus de sa capacité à se renverser pour devenir 6, est un vrai magicien : quel que soit le nombre qu’on lui présente à multiplier, il finit toujours par retomber sur lui-même. Prenons 9 × 7 = 63, et 6 + 3 = 9. Pas convaincu ?  9 × 8 = 72, et 7 + 2 = 9.  

François Le Lionnais était ingénieur en chimie, résistant, cofondateur de l'Oulipo et... passionné de mathématiques !


Découvrez deux extraits du texte de Les nombres remarquables

Premier extrait

On ne lance pas impunément les nombres dans l’univers des enfants. 

Je n’avais pas cinq ans que, regardant les tables de multiples des entiers proposés par les couvertures de mes cahiers d’écolier, je m’aperçus que la population des nombres présentait une certaine régularité.  

La révélation commença à l’occasion de 5. Tous ses multiples se terminaient alternativement par 5 ou par 0. Le cas de 2 était un peu moins simple : ses multiples se terminaient tous par les nombres pairs, dans leur ordre de succession naturel, la tranche de 6 à 9 ramenant les mêmes fins que de 1 à 4. Les multiples de 4, de 6 et de 8 avaient, en commun avec ceux de 2, d’ignorer les nombres impairs, mais ils en différaient en faisant se succéder les pairs dans un ordre différent non naturel et, pour tout dire, incompréhensible. (…) 

Les autres nombres, les impairs, s’avérèrent plus coriaces. Je ne parle que de 3, 7 et 9 car, dans le cas de 1, je me demandais pourquoi on en donnait les multiples ; ils sont bien connus, non ? Toutefois, je m’aperçus que 9 offrait une particularité curieuse jouant, par rapport à 3 et 7, un peu le même rôle que 2 par rapport à 4, 6 et 8. En effet, ses multiples se terminaient par 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2 et 1, soit l’ordre naturel à l’envers, celui-ci étant attesté par les multiples de 1, ce qui justifiait peut-être qu’on leur réservât une place sur mes protège-cahiers. 

Quant à 3 et 7, c’était le grand mystère. Chacun d’eux exhibait les neuf nombres mis en désordre, le désordre de l’un reproduisant à l’envers le désordre de l’autre. (…) 

Il restait encore diverses choses à découvrir : par exemple, le rôle particulier de 5, très différent des autres impairs ; et le surgissement de 0 qui, cependant, n’était pas un nombre ainsi que le sous-entendaient mes protège-cahiers, puisqu’ils n’envisageaient pas d’en donner les multiples ; et aussi la signification des chiffres des dizaines qui, à cause de certains trous dans leur succession, ne paraissaient pas mériter qu’on s’y attardât. (…) 

Deuxième extrait 

Pendant les vacances de l’été 1908, - j’avais alors 7 ans – j'ai reçu un véritable choc. Par une après-midi où la chaleur était accablante et où je n’avais pas envie de dormir comme on me l’avait suggéré, je m’assis à une table avec un crayon devant du papier.  

Ma pensée était toute chargée d’une agitation déjà ancienne sur les multiples des entiers. Curieusement, j'eus l’idée de confronter, non pas chaque entier avec les autres, mais chaque entier avec lui-même. C’est l’idée de multiplication qui, sans que j’en eusse conscience, s’imposait à moi. Cela donna le résultat suivant :  

1 × 1= 1 

 2 × 2 = 4  

 3 × 3 = 9 

4 × 4 = 16 

etc. 

Autrement dit, j’avais élevé chaque nombre au carré, sans connaître, bien-sûr, cette expression. 

Avais-je pressenti que ce nouvel exercice pouvait m'apporter une révélation ? Subitement, un voile se déchira, me laissant apercevoir dans cet alignement sans intérêt une ordonnance harmonieuse. Mais pour qu'elle apparût vraiment, il fallait consentir à une amputation : rayer les chiffres des dizaines quand ils apparaissaient et ne conserver que les unités. 

1 4 9 16 25 36 49 64 81 

J’enlève donc les dizaines :  

Que je lus 

1 4 9 6 5 6 9 4 1 

a b c d / e /  d c b a  

Pour un adulte à qui on raconte cette anecdote en lui montrant ce tableau, il n’y a probablement que la constatation d’une banale symétrie. Pour l’enfant qui l’avait trouvée lui-même, sans y avoir été incité, ce fut un éblouissement. 

En même temps, se dégageait l’impression que je venais d’aborder un domaine très vaste et qui recelait certainement une multitude de trésors cachés. Il ne me restait plus qu’à creuser. J’avais mis la main sur une corne d’abondance dont je pourrais sortir des fruits de saveurs différentes, chaque fois que j’en aurais envie, et cela durant toute ma vie.  

Robin Jamet (médiateur) 
Léa Minod (journaliste) 
Greg Germain (Lecture)
Bertrand Chaumeton (Réalisation)
Écran sonore (Production exécutive) 

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