Émilie du Châtelet

Institutions de physique

Emmanuel Sidot, notre médiateur en physique, nous partage la lecture d’un texte tiré de l'ouvrage « Institutions de physique » et démontre à quel point Émilie du Châtelet, en plus d’être une grande conciliatrice de tous les points de vue scientifiques existants à cette époque, demeure l'une des plus grandes penseuses et passeuses de notre Histoire.


À propos de l'autrice Émilie du Châtelet

Madame du Châtelet, de son nom complet Gabrielle Émilie le Tonnelier de Breteuil, Marquise du Châtelet, est une, si ce n’est la première, mathématicienne, philosophe et physicienne française du XVIIIe siècle, à être publiée par l’Académie des sciences.  

Elle est réputée pour sa traduction commentée, vérifiée et augmentée des « Principia Mathematica Philosophiae Naturalis » de Newton, qui reste encore au XXIe siècle le texte français de référence, y compris pour la traduction dans les autres langues, anglais inclus. C’est dire les apports de la Marquise à ce pilier de la physique moderne.  

Sa traduction, publiée à titre posthume, n’est que l’exercice personnel d’une étudiante sur le chemin de la compréhension des querelles scientifiques de pointe de l’époque.

Son œuvre majeure « Institutions de physique », dont ce texte est tiré, n’appartient qu’à elle. Beau titre, vaste programme. On l'a prise au mot, et sérieusement. Cette introduction à la physique fut un succès critique et d’imprimerie. Elle y joue un rôle déterminant pour l’édifice de la science moderne, à une époque où les assignations de genre ne faisaient pas même débat (Olympe de Gouges n’était pas née).

Fille, elle se tient par la suite, à l’écart des empoignades viriles des Leibnitz, newtoniens et cartésiens. Elle se pose en conciliatrice et fait la synthèse des travaux pertinents, avec recul, raison et méthode. Ce faisant, elle promulgue l’esprit contraire des écoles philosophiques : l’esprit de communauté scientifique auquel nul.le aujourd’hui ne songerait plus assigner un genre. 

Mère, c’est à son fils Louis alors âgé de 12 ans qu’elle adresse son ouvrage dans cet avant-propos. D'une part elle se positionne en tant qu’institutrice comme annoncée par le titre et d'autre part en tant que médiatrice entre les auteurs de débats pointus et ceux qui veulent simplement s’instruire. Cela lui permet alors de déceler d’emblée les grands enjeux, lesquels parurent assez grands pour convaincre quelques garçons de s’y atteler aussi. Quel triomphe ! 


Découvrez le texte
d'Institution de physique

Premier extrait

AVANT-PROPOS 
I. 
J’ai toujours pensé que le devoir le plus sacré des Hommes était de donner à leurs Enfants une éducation qui les empêchât dans un âge plus avancé de regretter leur jeunesse, qui est le seul temps où l’on puisse véritablement s’instruire ; vous êtes, mon cher fils, dans cet âge heureux où l’esprit commence à penser, & dans lequel le cœur n’a pas encore des passions assez vives pour le troubler. 

C’est peut-être à présent le seul temps de votre vie que vous pourrez donner à l’étude de la nature, bientôt les passions et les plaisirs de votre âge emporteront tous vos moments ; & lorsque cette fougue de la jeunesse sera passée, & que vous aurez payé à l’ivresse du monde le tribut de votre âge & de votre état, l’ambition s’emparera de votre âme ; & quand même dans cet âge plus avancé, & qui souvent n’en est pas plus mûr, vous voudriez vous appliquer à l’Etude des véritables Sciences, votre esprit n’ayant plus alors cette flexibilité qui est le partage des beaux ans, il vous faudrait acheter par une Etude pénible ce que vous pouvez apprendre aujourd’hui avec une extrême facilité.  

Je veux donc vous faire mettre à profit l’aurore de votre raison, & tâcher de vous garantir de l’ignorance qui n’est encore que trop commune parmi les gens de votre rang, & qui est toujours un défaut de plus, & un mérite de moins. 

Il faut accoutumer de bonne heure votre esprit à penser, & à pouvoir se suffire à lui-même, vous sentirez dans tous les temps de votre vie quelles ressources & quelles consolations on trouve dans l’étude, & vous verrez qu’elle peut même fournir des agréments, & des plaisirs. 

II. 
L’étude de la Physique parait faite pour l’Homme, elle roule sur les choses qui nous environnent sans cesse, & desquelles nos plaisirs et nos besoins dépendent : je tâcherai, dans cet Ouvrage, de mettre cette Science à votre portée, & de la dégager de cet art admirable qu’on nomme Algèbre, lequel séparant les choses des images, se dérobe aux sens, & ne parle qu’à l’entendement : vous n’êtes pas encore à portée d’entendre cette langue, qui parait plutôt celle des Intelligences que des Hommes, elle est réservée pour faire l’étude des années de votre vie qui suivront celles où vous êtes ; mais la vérité peut emprunter différentes formes, & je tâcherai de lui donner ici celle qui peut convenir à votre âge, & de ne vous parler que des choses qui peuvent se comprendre avec le seul secours de la Géométrie commune que vous avez étudiée. 

Ne cessez jamais, mon fils, de cultiver cette Science que vous avez apprise dès votre plus tendre jeunesse ; on se flatterait en vain sans secours de faire de grands progrès dans l’étude de la Nature, elle est la clef de toutes les découvertes ; & s’il y a encore plusieurs choses inexplicables en Physique, c’est qu’on ne s’est point assez appliqué à les rechercher par la Géométrie, & qu’on n’a peut-être pas encore été assez loin dans cette Science. 

Deuxième extrait

III. 
Je me suis souvent étonné que tant d’habiles gens que la France possède ne m’aient pas prévenu dans le travail que j’entreprends aujourd’hui pour vous, car il faut avouer que, quoique nous ayons plusieurs excellents livres de Physique en Français, cependant nous n’avons point de Physique complète, si on en excepte le petit Traité de Rohaut, fait il y a quatre-vingt ans ; mais ce Traité, quoique très bon pour le temps dans lequel il a été composé, est devenu très insuffisant par la quantité de découvertes qui ont été faites depuis : & un homme qui n’aurait étudié la Physique que dans ce livre, aurait encore bien des choses à apprendre. 

Pour moi, qui en déplorant cette indigence suis bien loi de me croire capable d’y suppléer, je ne me propose dans cet Ouvrage que de rassembler sous vos yeux les découvertes éparses dans tant de bons Livres Latins, Italiens, & Anglais.

La plupart des vérités qu’ils contiennent sont connues en France de peu de Lecteurs, & je veux vous éviter la peine de les puiser dans des sources dont la profondeur vous effrayerait, & pourrait vous rebuter. 

IV. 
Quoique l’Ouvrage que j’entreprends demande bien du temps & du travail, je ne regretterai point la peine qu’il pourra me coûter, & je la croirai bien employée s’il peut vous inspirer l’amour des Sciences, & le désir de cultiver votre raison. Quelles peines et quels soins ne se donne-t-on pas tous les jours dans l’espérance incertaine de procurer des honneurs et d’augmenter la fortune de ses enfants ! La connaissance de la vérité, & l’habitude de la rechercher et de la suivre est-elle un objet moins digne de mes soins ; surtout dans un siècle où le goût de la Physique entre dans tous les rangs, & commence à faire une partie de la science du monde ?  

V.  
Je ne vous ferai point ici l’histoire des révolutions que la Physique a éprouvée, il faudrait pour les rapporter toutes, faire un gros Livre ; je me propose de vous faire connaître, moins ce qu’on en a pensé que ce qu’il faut savoir. 

Jusqu’au dernier siècle, les Sciences ont été un secret impénétrable, auquel les prétendus Savants étaient seuls initiés, c’était une espèce de Cabale, dont le chiffre consistait en des mots barbares, qui semblaient inventés pour obscurcir l’esprit et pour le rebuter. 

[…]