Les articles de vulgarisation traitant de l’esprit critique sont assortis souvent de listes plus ou moins longues de mauvais arguments (ou « biais argumentatifs », « arguments fallacieux », « fallacies » en anglais) pour apprendre à les repérer. En effet, ces arguments ayant l’apparence d’arguments valides mais menant à de mauvaises conclusions, ils seraient à combattre au même titre que les autres biais de raisonnement.

Ces mauvais raisonnements sont étudiés par les rhétoriciens depuis l’Antiquité. Ils peuvent être formels et concerner le niveau logique (comme pour la confusion entre corrélation et causalité) ou non formels et concerner la rhétorique (comme pour l’argument d’autorité).
(*) Dans l'exposition : deux éléments de la Mairie traitent des arguments fallacieux.

Certains chercheurs tentent de comprendre pourquoi les mauvais arguments non formels peuvent nous tromper si facilement. Selon l’approche de chercheurs comme Douglas Walton, les arguments fallacieux ne sont pas faux en eux-mêmes. Ils possèderaient un domaine de validité en dehors duquel il devient fallacieux. Par exemple, un argument d’autorité peut être valable dans une circonstance particulière et pas dans une autre : citer une source pertinente au regard du problème traité est un argument légitime (même s’il ne suffit pas en lui-même).

Sources (en anglais) :
Walton, D. (2010). Why Fallacies Appear to Be Better Arguments than They Are. Informal Logic, Vol. 30(2).
www.researchgate.net/publication/228297479_Why_Fallacies_Appear_to_Be_Better_Arguments_than_They_Are
 

Par ailleurs, au cours d’un débat, contre-argumenter en pointant les erreurs d’argumentation de l’interlocuteur est souvent contre-productif. Savoir bien argumenter est donc au moins aussi important que savoir reconnaître des arguments fallacieux.

Pour aller plus loin, notons que certains auteurs vont jusqu’à fusionner les notions d’argumentation et d’esprit critique. Ainsi, pour la psychologue Deanna Kuhn, la pratique du dialogue et de l’argumentation constitue le fondement de l’esprit critique.

Sources ( en anglais)  :
Kuhn, D. (2019). Critical Thinking as Discourse.

 

Cette place centrale de l’argumentation est problématisée par certains chercheurs comme Hugo Mercier et Dan Sperber, dans une théorie argumentative du raisonnement. Selon eux, le raisonnement se serait développé chez l’humain pour répondre à un besoin social. Des différents aspects liés à l’argumentation (démontrer – persuader – convaincre), la persuasion occuperait alors un rôle essentiel. En effet, lorsque nous argumentons et tentons de trouver des raisons, ce ne serait pas tant pour prendre une décision « optimale » que pour chercher à convaincre les autres. Ainsi le raisonnement individuel conduirait à plus d’erreurs que la situation de dialogue, d’échange, de confrontation. Au cours de cette dernière, nous chercherions non seulement à avancer de bons arguments pour convaincre, mais aussi à évaluer minutieusement ceux de l’interlocuteur. Dans la mesure où cette évaluation est plus efficace sur les arguments des autres que sur les nôtres, le raisonnement à plusieurs semble très favorable à un esprit critique affûté.
(*) Dans l'exposition : un élément du Food truck s'inspire de ces travaux

Sources (en anglais)  :
Mercier, H. & Sperber, D. (2011). Why do humans reason? Arguments for an argumentative theory.

www.researchgate.net/publication/50906835_Why_Do_Humans_Reason_Arguments_for_an_Argumentative_Theory

Pour aller plus loin : une approche croisant la « rationalité écologique » de Gigerenzer et la théorie argumentative du raisonnement de Mercier et Sperber : Maynes, J. (2017). Steering into the skid: On the norms of critical thinking. Informal Logic, 37(2).
informallogic.ca/index.php/informal_logic/article/view/4818/4235
 

Notons encore une fois que ces champs de recherche sont loin d’avoir agrégé les connaissances en un modèle consensuel. Des études complémentaires, du temps, des réplications semblent nécessaires.

Le rôle du collectif est illustré d’une tout autre manière par une anecdote impliquant Francis Galton, l’un des pères des statistiques modernes. En 1906, lors d’une foire agricole, il assiste à un concours consistant à deviner le poids d’un bœuf réunissant 800 participants. L’esprit de l’époque aurait conduit à envisager un résultat peu fiable, les foules étant considérées comme des agrégations d’individus peu qualifiés. À la surprise de Galton, la médiane des résultats était correcte à 1 % près !
(*) Dans l'exposition : un élément du Supermarché reproduit cette expérience

Sources (en anglais)  :
Wallis, K. (2014). Revisiting Francis Galton's Forecasting Competition.
Statistical science, Vol. 29 (3).
arxiv.org/pdf/1410.3989.pdf

 

Cette anecdote a été popularisée par l’expression « sagesse des foules » : agréger des estimations individuelles peut conduire à un résultat très fiable. Cet effet apparaît plus nettement dans certains types de problèmes (comme ici estimer un poids ou bien une distance) et peut être modulé par la pression sociale (diversité des participants, communication entre les participants…). Évidemment, cela ne signifie pas qu’une vaste foule a toujours raison, mais souligne d’une certaine manière la nécessité de multiplier les observations.
 

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