Marcel Proust - À la recherche du temps perdu (S2E5)
Liste des intervenants
- Alexandre Héraud (voix off)
- Léa Minod (journaliste)
- Robin Jamet (médiateur)
- Greg Germain (lecture)
Léa Minod : On pourrait écrire sur la couverture de son œuvre : nul n'entre ici s'il n'est géomètre, fameuse formule gravée sur le fronton de l'académie de Platon. Il faudrait alors relire Proust et sa Recherche du temps perdu à la lumière des mathématiques comme une sorte d'architecture sous-jacente au texte. Marcel Proust, un écrivain qui fait des maths avec la langue française, c'est à peu près ce que s'est dit le médiateur en mathématiques, Robin Jamet, lorsqu'il a ouvert le deuxième tome de La Recherche, À l'ombre des jeunes filles en fleurs. Bonjour Robin.
Robin Jamet : Bonjour.
Léa Minod : Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez lu ce texte À l'ombre des jeunes filles en fleurs ?
Robin Jamet : C'est une bonne question. Je ne me rappelle pas de la première fois que je l’ai lu. Je l'ai lu qu'une fois, soyons honnête. Après, j'ai beaucoup relu le passage dont on va parler aujourd'hui. Mais non, je n’ai pas de souvenirs spécifiques de l'endroit où j'étais ou quoi, je sais que j'ai pris beaucoup de temps, je ne me suis pas pressé.
Léa Minod : Pour lire ce texte ?
Robin Jamet : Oui, oui…
Léa Minod : … qui est pourtant assez court quand même !
Robin Jamet : Non, non, non je parle du roman en entier, du deuxième tome.
Léa Minod : … de La Recherche.
Robin Jamet : Oui. Le deuxième tome est quand même assez conséquent. Proust ça ne se lit pas non plus comme un polar. Cela m'a pris un certain temps, mais je ne suis jamais pressé pour lire des bouquins, surtout du Proust, cela supporte très bien d'être lu sur plusieurs mois.
Léa Minod : Et pourquoi vous avez voulu vous lancer dans cette lecture de La recherche du temps perdu ?
Robin Jamet : Par curiosité. C'est quand même un nom qui est très connu, je me suis dit que si c'était très connu, il devait y avoir des raisons. Et puis, je n’aime pas bien rester impressionné devant un nom. Il y a beaucoup de gens qui ont peur de lire Proust. J’en faisais un peu partie, probablement parce qu'on en fait tellement un monument disant que les phrases sont interminables, que ce n’est pas facile à lire, etc. Je me suis dit, il faut que j'essaye. Donc j'ai essayé et la conclusion a été que pour le début, je conseille à tout le monde vraiment de lire au moins juste le début. Après, si ça vous embête, arrêtez mais lisez au moins le début du tome 1. C'est une merveille. Cela se lit très bien. Pour vous dire, et je sais que ça fait très snob de dire ça, mais j'ai même trouvé cela très drôle. J'ai vraiment rigolé en lisant Proust. Enfin rigoler… disons plutôt que j’ai beaucoup souri. Je trouve que cela se lit relativement bien. Après, sur la longueur, effectivement, il y a des phrases alambiquées, on va en entendre aujourd'hui. Il faut un peu se concentrer par moment, il y a évidemment des longueurs. C'est une œuvre extrêmement longue, mais le début se lit vraiment super bien et je pense que cela parle vraiment à tout le monde. Cela parle des souvenirs d'enfance, cela parle d'émotions vraiment très intimes. Ce que je trouve fabuleux avec Proust, c'est qu'il arrive à exprimer des choses dont on ne savait même pas qu'on pouvait les exprimer. On n'aurait jamais eu idée de vouloir parler de cela et il nous parle d'un truc, voilà.
Léa Minod : En l'occurrence de quoi, de sensations, d’émotions ?
Robin Jamet : Oui de sensations, d'émotions. Dans le tout début, il est dans sa chambre. Et je pense que beaucoup d'enfants ont vécu cela, le moment où, enfant, on s'endort et on entend les adultes qui parlent en bas.
Léa Minod : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. »
Robin Jamet : Exactement, et il faut juste lire la suite en fait, la phrase du début, on s'en fiche un peu, lisez la suite et cela se passe bien. Il ne faut pas se laisser impressionner.
Léa Minod : Dans le tome 2, est-ce que vous pouvez nous rappeler où nous en sommes au moment de cet extrait que vous avez choisi ? On est un peu au moment de l'adolescence.
Robin Jamet : Oui, ce qui est clair, c’est qu’il raconte globalement sa vie quand même. Donc effectivement, le premier tome est très axé sur l'enfance et là, il est adolescent. Il a des admirations, il est très admiratif de beaucoup d'artistes, il a envie d'admirer, il a envie de comprendre. Des fois, il a du mal à comprendre. Il y a quelque chose qui est assez extraordinaire, notamment quand il va voir celle qui est une grande actrice de théâtre, il est tellement impressionné à l'idée d'aller la voir que, tout d'un coup, il sait qu'il va aller la voir, mais une fois sur place, il n'arrive pas à apprécier, tellement il s'en est fait une montagne avant et sur le moment il est complètement ailleurs. Cela aussi il faut le lire, c'est un truc que, je pense, beaucoup de gens ont vécu. On s'attend à vivre un truc extraordinaire, et le moment où on y est, on arrive même plus à le vivre, tellement on se dit « Oh ça y est j'y suis, il faut que j'en profite, il faut que j'en profite ! » Et en fait on n'arrive pas du tout à en profiter, on n'arrive pas du tout à rentrer dedans et là c’est pareil, il n'arrive pas à comprendre ce que cette actrice a d'extraordinaire. Sur le moment, il est complètement à côté.
Léa Minod : Et là, il y a un autre personnage qu’il admire profondément, c'est...
Robin Jamet : … c'est l'écrivain Bergotte. Il y a une grande vogue de l'écrivain Bergotte, qui a énormément de succès, qu'il admire beaucoup. Évidemment, il a aussi des détracteurs, mais globalement, c'est un écrivain à succès et il est particulièrement doué. On va écouter le texte, Proust le raconte mieux que moi. Attention, il faut quand même s'accrocher dans ce texte, qui n'est pas évident à comprendre. Cela fait partie des passages à lire très, très lentement. Mais il est particulièrement doué. Il a une façon de faire, il a un style Bergotte, il a une capacité à capter des choses du monde environnant, et justement à remarquer des petites choses à côté desquelles on peut passer et à en faire des petites merveilles comme cela, qui émaillent ses récits. Par exemple, le coup de la madeleine, que tout le monde connaît, c'est au tout début du premier tome d'ailleurs. Lisez-le comme cela vous pourrez dire que vous avez lu la madeleine, cela fait très chic en société.
Léa Minod : La madeleine de Proust c'est quand on mange une madeleine, il a tout plein de souvenirs qui lui remontent.
Robin Jamet : Exactement, et il décrit ce qui se passe à ce moment, à cette seconde où il sent la madeleine, c'est extraordinaire tous les souvenirs qui lui reviennent à ce moment-là.
Léa Minod : Donc cela, c'est du Proust.
Robin Jamet : Cela, c’est du Proust. Il fait cela régulièrement et il en fait des tartines parce qu'il essaye de comprendre ce qui se passe. C'est une démarche quasi scientifique. Il essaye de décrire tout ce qui se passe. C'est un truc qui m'a surpris. J'ai appris que Proust avait hésité entre écrire un essai ou écrire un roman. Il ne savait pas sous quelle forme écrire tout ce qu'il avait en tête.
Léa Minod : Un essai philosophique ?
Robin Jamet : C'est sûr qu'on sent qu'il y a presque toute une théorie, oui, des perceptions de la mémoire. Son histoire n'est qu'un prétexte pratiquement pour, justement, mettre en valeur tout ce qu'il a compris sur « comment on se souvient », donc le coup de la madeleine, « comment on est ému », « comment on anticipe des choses », « comment on se fait des représentations des rêves, de choses qu'on n'a pas encore vues »... et « comment on perçoit les gens la première fois », « comment, petit à petit, on les perçoit autrement à force de les connaître », etc., et cela, c'est l'essentiel dans ce que j'ai lu. Je viens de finir le tome 3. Dans les trois premiers, je trouve que cela prend une place vraiment énorme.
Léa Minod : Et pourquoi vous avez choisi cet extrait en particulier, qui parle de Bergotte et de son style ?
Robin Jamet : Le passage qui m'a vraiment fait un déclic, ce n’est pas le passage qui parle de Bergotte. J'ai gardé le passage qui parle de Bergotte, parce que cela permet de mettre un petit peu en perspective, puis c'est intéressant, il est chouette en soi. Mais c'est vraiment la toute fin de l'extrait qu'on va entendre qui m'a vraiment déclenché, c'est-à-dire que j'ai eu l'impression d'entendre un truc que je pourrais faire, c'est-à-dire une image qui permet d'exprimer un fait mathématique. C'est le coup de la haie avec les fleurs. J'ai lu ça et je me souviens très bien, vous pouvez en parler avec mes collègues, Guillaume, qui fait un autre « Sciences lues », je lui ai montré, je lui ai fait lire le passage. Je le faisais lire à tous les matheux de mon entourage, en me disant : regarde, c'est quand même incroyable ! On a l'impression de nous entendre, on a l'impression d'avoir une formulation beaucoup plus jolie que ce qu'on a l'habitude de faire, de quelque chose qu'on essaye de faire passer, qui est assez important quant à notre perception du hasard. C'est vraiment ce passage-là, les quelques dernières lignes de ce qu'on va entendre qui m'ont déclenché. Quand on m'a demandé de participer à « Sciences lues », ce passage-là m'est venu immédiatement en tête.
Léa Minod : On écoute justement ce déclic.
Greg Germain (lecture) : « [...] ce qu'il disait à ces moments-là, précisément parce que c'était vraiment de Bergotte n'avait pas l'air d'être du Bergotte. C'était un foisonnement d'idées précises, non incluses dans ce « genre Bergotte » que beaucoup de chroniqueurs s'étaient approprié ; et cette dissemblance était probablement – vu d'une façon trouble à travers la conversation, comme une image derrière un verre fumé – un autre aspect de ce fait que quand on lisait une page de Bergotte, elle n'était jamais ce qu'aurait écrit n'importe lequel de ces plats imitateurs qui pourtant, dans le journal et dans le livre, ornaient leur prose de tant d'images et de pensées « à la Bergotte ». Cette différence dans le style venait de ce que « le Bergotte » était avant tout quelque élément précieux et vrai, caché au cœur de chaque chose, puis extrait d'elle par ce grand écrivain grâce à son génie, extraction qui était le but du doux Chantre et non pas de faire du Bergotte. À vrai dire il en faisait malgré lui puisqu'il était Bergotte, et qu'en ce sens chaque nouvelle beauté de son œuvre était la petite quantité de Bergotte enfouie dans une chose et qu'il en avait tirée. Mais si par là chacune de ces beautés était apparentée avec les autres et reconnaissable, elle restait cependant particulière, comme la découverte qui l'avait mise à jour ; nouvelle, par conséquent différente de ce qu'on appelait le genre Bergotte qui était une vague synthèse des Bergotte déjà trouvés et rédigés par lui, lesquels ne permettaient nullement à des hommes sans génie d'augurer ce qu'il découvrirait ailleurs. Il en est ainsi pour tous les grands écrivains, la beauté de leurs phrases est imprévisible, comme est celle d'une femme qu'on ne connaît pas encore ; elle est création puisqu'elle s'applique à un objet extérieur auquel ils pensent – et non à soi – et qu'ils n'ont pas encore exprimé. Un auteur de Mémoires d'aujourd'hui, voulant sans trop en avoir l'air, faire du Saint-Simon, pourra à la rigueur écrire la première ligne du portrait de Villars : « C'était un assez grand homme brun… avec une physionomie vive, ouverte, sortante », mais quel déterminisme pourra lui faire trouver la seconde ligne qui commence par : « et véritablement un peu folle » ? La vraie variété est dans cette plénitude d'éléments réels et inattendus, dans le rameau chargé de fleurs bleues qui s'élance contre toute attente, de la haie printanière qui semblait déjà comble, tandis que l'imitation purement formelle de la variété (et on pourrait raisonner de même pour toutes les autres qualités du style) n'est que vide et uniformité, c'est-à-dire ce qui est le plus opposé à la variété, et ne peut chez les imitateurs en donner l'illusion et en rappeler le souvenir que pour celui qui ne l'a pas comprise chez les maîtres. »
Léa Minod : Quelle est la thèse du texte que l'on vient d'entendre ?
Robin Jamet : D'abord avant toute chose, je tiens à féliciter le comédien. C'est un métier, vous avez le droit de réécouter l’extrait une deuxième fois. Moi, je l'ai déjà lu dix fois, mais il le lit extrêmement bien, parce que ce n’est vraiment pas facile. Quelle est la thèse ? En gros, l'idée c'est de dire que ce n’est pas la même chose de regarder le réel et de partir du réel, de copier quelqu'un qui s'est déjà inspiré du réel et d'essayer de faire comme lui. Cela me fait beaucoup penser à quelque chose que j'avais vu, je ne sais pas si vous connaissez le dessinateur Boulet, qui avait très bien parlé de cela. Il y a plusieurs autres dessinateurs qui ont parlé de cela, je l’avais lu à plusieurs endroits, mais il dit en gros que si on veut trouver son style en dessin, il ne faut pas copier les dessins des autres, il faut s'inspirer du vrai, parce que sinon, un dessin, ou un texte ça va être la même chose, c'est une façon de réduire le monde, de le capter avec une certaine manière, de trouver ses codes pour essayer d'encoder un peu le réel, les choses qui nous importent, etc, et si on parle de quelque chose qui est déjà encodé, on va le réduire à nouveau et ça va s'appauvrir. Et c'est vrai que, dans les dessins, je trouve que c'est très parlant. On voit très bien qu'il y a des dessins qui sont extrêmement formatés, qui sont les mêmes pour tout le monde, qui sont très pauvres, qui ne donnent pas l'impression d'aller dans l'univers de quelqu'un, qui sont juste une espèce de copie. Les mangas, ça peut être merveilleux, mais ça peut être le truc le plus formaté du monde, les dessins façon comics américaine, les cartoons aussi. S'il n'y a pas quelqu'un qui, à un moment donné, a aussi regardé le réel, même si on peut bien sûr s'inspirer de ce qu'on fait les autres, cela s'appauvrit et la thèse là-dessus, c'est cela, c'est de dire : si on essaye de faire à la manière de quelqu'un et si on n'est pas en train de s’écouter soi-même et de regarder vraiment le réel, on fait quelque chose de vide, de creux. Le réel sera toujours une meilleure source d'inspiration car extrêmement plus riche, extrêmement plus varié que ce qui en a été fait par quelqu'un. Même si c'est quelqu'un qui a du génie, on ne peut pas le copier. Ce n’est pas la même chose de copier quelqu'un et de capter le réel.
Léa Minod : Parce que à chaque fois cela passe à travers le prisme d'une subjectivité qui n'est pas sa propre subjectivité, nécessairement.
Robin Jamet : Voilà.
Léa Minod : Quel est le rapport avec les mathématiques ?
Robin Jamet : Alors les mathématiques ont pour objectif, entre autres, de fournir une description, de fournir des outils pour décrire le réel. Les formes géométriques de base, quand vous regardez autour de vous, le cercle, la droite, qui sont les outils et les objets les plus anciens en mathématiques, avec les nombres d'un autre côté, ce sont des choses qui partent de la description du monde autour de nous. Cela part de l'observation du réel.
Léa Minod : Par exemple, le cercle, qu'est-ce que ce serait dans notre réel ?
Robin Jamet : Vous jetez un caillou dans l'eau et cela fait des ronds. Vous observez un tronc d'arbre, et bien c'est globalement grossièrement un cylindre. Vous observez un fruit, il y en a plein qui sont de forme globalement sphérique. Ce sont des formes qu'on voit partout autour de nous, qui sont plus simples à tracer, parce que, physiquement, si vous prenez une ficelle et vous plantez un piquet, si vous tendez la ficelle, cela fait un cercle. Si vous tendez la ficelle, cela fait une droite. L'horizon c'est une droite, un arbre qui pousse, il pousse en angle droit avec l'horizon donc l'angle droit est aussi extrait du réel. Toutes ces formes viennent beaucoup d'observations et on essaye de partir du plus simple. Les mathématiques essayent de décrire tout ce qui peut arriver, tout ce qui peut exister. Et régulièrement, les mathématiques partent aussi dans des choses qui, pour arriver dans nos têtes et dans notre imagination, ne partent pas forcément que de l'observation mais ça part beaucoup de cela, et les sciences se servent de ça. On ne peut pas faire de science sans mathématiques, parce que c'est ce qui nous permet d'avoir un langage, qui permet d'appréhender le réel.
Léa Minod : Oui, sauf que dans les mathématiques, la simplification, elle ne passe pas à travers le prisme d'une subjectivité ou alors c'est quelque chose qui est universel en quelque sorte.
Robin Jamet : C'est discutable. Oui, mais… bon, je ne vais pas trop en rajouter sur l'aspect « les matheux sont des poètes »…
Léa Minod : [Sourire]
Robin Jamet : … mais face à un phénomène, il y a quand même plusieurs façons de le décrire. Il peut y avoir des goûts, il peut y avoir des choix en mathématiques sur comment décrire un objet. Effectivement, le but c'est d'arriver à quelque chose qui soit relativement objectif, où tout le monde est d'accord sur une façon de faire, mais on peut observer les choses de plusieurs façons, vraiment. Je peux donner un exemple : une foule qui se déplace. On peut essayer de modéliser cela comme étant des petits points. Chaque point correspond à une personne, les petits points essayent de ne pas trop se coller les uns les autres, et puis ils ont une direction dans laquelle ils ont envie d'aller, des choses comme cela, c'est une façon de décrire la foule. On peut dire aussi qu'une foule, finalement, vue de loin, ça ressemble à un liquide qui coule. Là, c’est un choix de la manière dont on décrit les choses. On se sert des deux. Quand il n'y a pas trop de monde, on se sert de la première description, quand c'est une grosse foule bien compacte, on se sert de la deuxième. Voilà, il y a plusieurs façons de décrire. Oui, il n'y a pas la subjectivité, mais en tout cas, cela vient de là. C'est à cela que ça me fait penser. Et, quand on cherche comment décrire des formes, il y a des objets qui apparaissent. Par exemple, la fractale est un objet qui est arrivé bien plus récemment.
Léa Minod : Rappelez-nous ce qu’est la fractale… ?
Robin Jamet : Ok, j'en parle. Alors la fractale, les exemples qui sont donnés...
Léa Minod : … c'est le chou romanesco ?
Robin Jamet : Voilà, le chou romanesco, le chou-fleur, le brocoli, vous pouvez prendre tout ce genre de forme, vous pouvez prendre aussi les fougères qui sont souvent des exemples qui sont donnés, la côte bretonne, bref, je dis ce que c'est avant de continuer à donner des exemples. En gros, l'idée c'est que si vous prenez un objet standard, je parlais du cercle ou de la sphère, des choses comme cela. Si vous zoomez dessus, si vous le regardez de plus en plus près, ça va vous apparaître lisse, ça va vous apparaître plat. Nous, on est sur la Terre qui est quand même très grossièrement une sphère, mais dans la vie de tous les jours, si on regarde autour de nous, c'est plat, parce qu'on en voit qu'un tout petit, tout petit, tout petit morceau, en tout cas, ce sont des objets qui sont lisses. Une fractale, on peut zoomer dessus autant qu'on veut. En théorie, mathématiquement, cela reste toujours aussi complexe. L'exemple c'est : si je prends un tout petit morceau de brocoli, si on le voit mathématiquement comme un truc qui se poursuit comme cela vers des tailles de plus en plus petites, le tout petit morceau de brocoli, c'est un brocoli miniature. Évidemment, ça marche avec le chou-fleur, le chou romanesco, ça marche avec les arbres aussi. Si on prend une branche d'arbre, cela a une tête d'arbre, c'est un tronc principal avec des branches plus petites qui sont branchées dessus et des branches encore plus petites qui sont dessus.
Léa Minod : Mais pour autant, si on essaye de reproduire un arbre de manière artificielle, là cela ne va pas ressembler à un arbre.
Robin Jamet : Il y a une façon de faire faire un arbre par un ordinateur, qui est de lui dire : un arbre, c'est un tronc, puis deux ou trois branches, avec certains angles, qu'on va coller sur ce tronc. Ensuite, on dit à l'ordinateur : maintenant, chacune des branches, c'est elle-même un arbre. Donc automatiquement l'ordinateur va dessiner sur les trois branches qu'on a dessinées trois nouvelles branches plus petites, adaptées à la taille de la branche. Puis après, chacune des branches plus petites à nouveau va accueillir trois branches plus petites, etc. Et en finalité, on va obtenir quelque chose qui, franchement, ressemble pas mal à un arbre.
Léa Minod : Mais il y a quelque chose qui cloche.
Robin Jamet : Mais il y a quelque chose qui cloche : si on fait une forêt comme cela, tous les arbres vont avoir exactement la même tête, et cela ne ressemble pas du tout à la vraie vie. Puis même, c'est trop régulier.
Léa Minod : C'est ce qu'il dit là : « Il en est ainsi pour tous les grands écrivains. La beauté de leur phrase est imprévisible. »
Robin Jamet : C'est cela !
Léa Minod : Lorsque Proust parle d'imprévisibilité, qu'est-ce qu'il fait advenir ?
Robin Jamet : Il ne faut pas faire des choses trop régulières si on veut faire quelque chose qui ressemble au réel.
Léa Minod : Donc c'est du hasard.
Robin Jamet : Voilà. Le grand truc de toutes les personnes qui font de la modélisation, c'est d'introduire du hasard. De tous les gens qui veulent vous faire croire que le dessin, le décor de votre dessin animé ou de votre jeu vidéo est réaliste, c'est qu'ils vont introduire du hasard. Ce que j'ai décrit pour l'arbre là, il suffit juste de dire, au lieu de faire quelque chose d'aussi bête que chaque branche est un arbre exactement identique à l'arbre principal, on va plutôt dire : il y a trois branches à mettre sur le tronc, mais l'angle qu'elles font avec le tronc est compris entre telle et telle valeur. On tire au hasard la valeur de l'angle et la longueur de la branche. Pareil entre des longueurs extrêmes, on va tirer au hasard la longueur de la branche. En faisant ça, l'arbre qu'on va générer est un peu plus réaliste, il est moins régulier et surtout, si on fait plein d'arbres ils vont tous avoir une tête différente tout en appartenant à la même espèce, parce qu'on a donné quand même le même schéma principal.
Léa Minod : Si on revient au texte de Proust, c'est un peu cela le problème des imitateurs de Bergotte ?
Robin Jamet : C'est très difficile de générer du hasard. L'humain est très mauvais pour générer du hasard.
Léa Minod : Tous ses imitateurs veulent faire exactement comme lui, à tel point que ça ne ressemble pas à du Bergotte ?
Robin Jamet : C'est cela. Cela ne ressemble pas à du Bergotte et c'est trop attendu. Encore une fois, ça me fait vraiment penser aux choses très formatées en dessin, en écriture, où l’on n'a aucune surprise. C'est quelque chose qu'on peut ressentir. Et mathématiquement, c'est vrai que lorsqu’on se fait des modèles comme cela, très simplistes, cela va être trop simple et cela va être trop lisse, trop homogène pour ressembler à la réalité qui, elle, a des variantes. Il y a des variantes tout le temps, il y a toujours quelque chose de surprenant quand on regarde la nature, et c'est ce que Proust décrit dans cette haie. C'est cela qui m'a marqué énormément, c'est la vraie diversité.
Léa Minod : Il parle de variétés, « la vraie variété est dans cette haie ».
Robin Jamet : Voilà, la vraie variété, c'est qu’on a l'impression que la haie est pleine alors que non, il y a la place pour un truc qu'on n'aurait pas du tout attendu. C'est notre perception du hasard, c'est un truc très connu. On a un gros problème, c’est qu’on a tendance à trop étaler, c'est-à-dire que si je vous dis que je lance une pièce, et que je joue à pile ou face…
Léa Minod : … on va s'attendre à ce que cela fasse pile, face, pile, face...
Robin Jamet : Alors pas exactement, on a compris que c'était du hasard, pile, face, pile, face... Cela serait trop régulier.
Léa Minod : Et là si on jouait à chifoumi par exemple ? [Sourire]
Robin Jamet : Oui, chifoumi je peux en parler aussi. Mais avec pile, face, pile, face, il y a un truc très rigolo à faire, c'est demander à quelqu'un d'écrire quelque chose qui ressemble à une série de 20 « pile ou face », au hasard. Cette personne va avoir énormément de mal à le faire, parce qu’on commence par écrire pile, puis face. Déjà, commencer par pile, c'est un peu dur, c'est du hasard. Je fais déjà l'un des deux, après, si je refais pile, cela va être trop régulier, je vais réécrire un face, mais bon là j'ai déjà fait deux faces, il faut quand même que je mette un pile pour compenser. Bref, on est hyper prévisible. On veut garder le contrôle, or le hasard ne garde pas le contrôle ! On est trop raisonnable. Et par exemple, sur 20 « pile ou face », on ne va jamais oser faire quatre piles ou quatre faces de suite. Un humain non prévenu n’y penserait jamais, alors que le hasard le fait. Je ne sais plus précisément, mais de mémoire, c'est quelque chose comme 75 ou 80 % de chances d'apparaître sur 20 lancers de pile ou face.
Léa Minod : C'est pour cela que, quand on lance un dé, on a l'impression qu'on est super fort quand on fait 6, 6, 6.
Robin Jamet : Exactement, on ne remarque que les choses extraordinaires, cela aussi c'est une catastrophe, et c'est là qu'il y a les gros titres : loi des séries, tant d'accidents d'avions dans le mois, etc. Mais le plus attendu, c'est qu'il y ait des paquets, c'est qu'il y ait des soi-disant séries qui ne nécessitent pas d'explication. Le truc, c'est que notre cerveau a tellement de mal à repérer le hasard et à repérer ce qui est normal et ce qui ne l'est pas, que quand on voit un paquet comme ça, on cherche une explication. Parfois, c'est bien, il faut chercher une explication parce que, effectivement, si un truc tombe en panne tous les jours, peut être quand même qu’il faut s'en occuper, mais parfois, juste ce n’est pas de pot.
Léa Minod : Et si on en revient au texte, que dit cette fleur qui jaillit de la haie ?
Robin Jamet : Cette fleur, c'est pour moi justement le truc réaliste. Si on veut décrire une haie comme ça, sauvage, que ce soit en peinture, en texte ou comme on veut, le risque est que, si on n'a pas un modèle sous les yeux, on fasse quelque chose de trop attendu. On va dire exactement tous les noms de fleurs qu'on connaît, on va dire que dans une haie, normalement, il y a ça, il y a ça. Si on va avoir une vraie haie, il y a un truc qu'on a dit qu'il y aurait, qu'il n’y a pas, il y a un truc qui est en surplus, et puis il y a une fleur inattendue en plein milieu. Et c'est ça qui va faire que c'est réaliste. Si on se place du point de vue matheux, un modèle de haie, si on dit juste : « oui, dans les haies en moyenne, il y a tel type de plante, tel type de plante qui sont là à telle fréquence », on va avoir des haies qui sont beaucoup trop homogènes. Il y a aucune haie qui va ressembler à cela. C'est un peu comme la personne moyenne en France, qui est moitié homme, moitié femme, qui a une taille que personne n'a, qui a un poids que personne n’a, parce que si on prend la personne moyenne, cela n'existe pas.
Léa Minod : Est-ce que les mathématiques peuvent nous aider à reproduire le réel ?
Robin Jamet : C'est l'un de leurs objectifs. Encore une fois, l’un des objectifs, c'est de fournir des objets qui permettent de modéliser, de faire des choses qui ressemblent au réel, bien sûr.
Léa Minod : Est-ce qu'on peut confondre réel et imitation ?
Robin Jamet : C'est plein de questions qui sont en train de se poser, avec notamment toutes les images générées par intelligence artificielle, où on a des visages générés. On se dit que c'est quelqu'un en fait mais on ne sait plus, justement, dire si c'est quelqu'un ou si c'est vraiment irréel...
Léa Minod : Mais on y arrive quand même encore un peu ?
Robin Jamet : À les distinguer ?
Léa Minod : Oui, à les distinguer.
Robin Jamet : À titre personnel, j'ai déjà fait l'expérience avec des images et je me suis planté à peu près à chaque fois. Ce qui est certain, c'est que dans ces modèles-là, il y a de l'aléatoire justement, on est obligé de faire cela, on est obligé de rajouter des trucs. Il y a aussi le fait qu'on parte d'une banque de données énorme, et c'est une autre façon de contourner le problème, c'est de partir avec beaucoup de visages qu'on mélange avec de l’aléatoire. On prend un peu de ci, un peu de cela, de façon un peu aléatoire. Si on prenait 1 000 visages et qu'on faisait une moyenne de ces 1 000 visages, ça ne marcherait pas. Ça ferait un truc, encore une fois, trop étrange.
Léa Minod : Là, en l'occurrence dans le texte, pour vraiment faire du Bergotte, il aurait fallu à tous ses imitateurs introduire beaucoup, beaucoup plus d'aléatoire. C'est à peu près ce que dit le texte.
Robin Jamet : Ce n’est pas ce que dit le texte, c'est ce que je dis moi du texte. C'est que, d'une certaine manière, pour faire du Bergotte, il faut être Bergotte, sinon on peut faire un autre auteur, et c'est très bien, c'est-à-dire qu'on part du réel et on décrit à notre manière. Peut-être qu'aujourd'hui si on voulait faire du Bergotte, on pourrait prendre plein de textes de Bergotte, puis avec l'intelligence artificielle, avec des algorithmes bien faits et avec de l'aléatoire dedans, on pourrait mélanger un peu plein de trucs, et on obtiendrait probablement quelque chose d'assez réaliste.
Léa Minod : [CONCLUSION] En 1987, le célèbre critique littéraire et théoricien Gérard Genette affirme qu'on aurait retrouvé une page relatant la mort de Marcel Proust dans une langue proche de celle de Proust lui-même, si proche qu'il a fallu étudier de près le manuscrit pour en déterminer l'auteur : Bergotte. Je le cite Gérard Genette, « une page qui évoque, non seulement par son style mais par bien des aspects thématiques et jusque dans le détail, la célèbre page de la prisonnière, où Proust raconte la mort de Bergotte ». De cette constatation, Gérard Genette fait alors une supposition, et non des moindres : l'auteur de La Recherche ne peut être dès lors, comme on l'a cru si longtemps, Marcel Proust, mais bien Bergotte lui-même, écrivain génial mais timide, qui sera pendant des années dissimulé derrière la personnalité plus voyante de Proust. Qui est donc le vrai auteur de la Recherche ? Proust ? Bergotte ? Qui imite qui ? Et si l'imitation était en fait le réel ? Et si le réel était en fait une imitation ? Voilà une supercherie qui renverse nos croyances et notre perception de la réalité car oui, rien de tout cela n'est vrai. Pour d'autres plongées dans les « Sciences lues », c'est le nom de cette série, rendez-vous sur le site du Palais de la découverte et sur les plateformes de podcast. Merci à Robin Jamet, médiateur en mathématiques du Palais de la découverte.
On pourrait écrire sur la couverture de son œuvre « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre », fameuse formule gravée sur le fronton de l’Académie de Platon. Il faudrait alors relire Marcel Proust et sa Recherche du temps perdu à la lumière des mathématiques, comme une sorte d’architecture sous-jacente au texte. Proust, un écrivain qui fait des maths avec la langue française ? C’est en substance ce que s’est dit le médiateur en mathématiques du Palais de la découverte Robin Jamet lorsqu’il a ouvert le deuxième tome d'À la recherche du temps perdu, intitulé « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ».