Découvrez un extrait du texte d'À la recherche du temps perdu

[...] ce qu'il disait à ces moments-là, précisément parce que c'était vraiment de Bergotte n'avait pas l'air d'être du Bergotte. C'était un foisonnement d'idées précises, non incluses dans ce « genre Bergotte » que beaucoup de chroniqueurs s'étaient approprié ; et cette dissemblance était probablement – vu d'une façon trouble à travers la conversation, comme une image derrière un verre fumé – un autre aspect de ce fait que quand on lisait une page de Bergotte, elle n'était jamais ce qu'aurait écrit n'importe lequel de ces plats imitateurs qui pourtant, dans le journal et dans le livre, ornaient leur prose de tant d'images et de pensées « à la Bergotte ». Cette différence dans le style venait de ce que « le Bergotte » était avant tout quelque élément précieux et vrai, caché au cœur de chaque chose, puis extrait d'elle par ce grand écrivain grâce à son génie, extraction qui était le but du doux Chantre et non pas de faire du Bergotte. À vrai dire il en faisait malgré lui puisqu'il était Bergotte, et qu'en ce sens chaque nouvelle beauté de son œuvre était la petite quantité de Bergotte enfouie dans une chose et qu'il en avait tirée. Mais si par là chacune de ces beautés était apparentée avec les autres et reconnaissable, elle restait cependant particulière, comme la découverte qui l'avait mise à jour ; nouvelle, par conséquent différente de ce qu'on appelait le genre Bergotte qui était une vague synthèse des Bergotte déjà trouvés et rédigés par lui, lesquels ne permettaient nullement à des hommes sans génie d'augurer ce qu'il découvrirait ailleurs.

 Il en est ainsi pour tous les grands écrivains, la beauté de leurs phrases est imprévisible, comme est celle d'une femme qu'on ne connaît pas encore ; elle est création puisqu'elle s'applique à un objet extérieur auquel ils pensent – et non à soi – et qu'ils n'ont pas encore exprimé. 

Un auteur de Mémoires d'aujourd'hui, voulant sans trop en avoir l'air, faire du Saint-Simon, pourra à la rigueur écrire la première ligne du portrait de Villars : « C'était un assez grand homme brun… avec une physionomie vive, ouverte, sortante », mais quel déterminisme pourra lui faire trouver la seconde ligne qui commence par : « et véritablement un peu folle » ? La vraie variété est dans cette plénitude d'éléments réels et inattendus, dans le rameau chargé de fleurs bleues qui s'élance contre toute attente, de la haie printanière qui semblait déjà comble, tandis que l'imitation purement formelle de la variété (et on pourrait raisonner de même pour toutes les autres qualités du style) n'est que vide et uniformité, c'est-à-dire ce qui est le plus opposé à la variété, et ne peut chez les imitateurs en donner l'illusion et en rappeler le souvenir que pour celui qui ne l'a pas comprise chez les maîtres. 

Alexandre Héraud (voix off)
Léa Minod (journaliste)  
Robin Jamet (médiateur)  
Greg Germain (lecture)  

La suite des épisodes

  • Helen O'Connell - Publications scientifiques sur le clitoris (S2E6)

    On a longtemps cru qu’il n’était que la partie émergée de l’iceberg...

    • Podcast
    • Dès 12 ans
  • Evelyne Heyer - L'odyssée des gènes (S2E7)

    Arpenteuse du monde et détective de l’humanité, elle a parcouru des kilomètres à la recherche d’un trésor infime...

    • Podcast
    • Dès 12 ans
  • Erwin Schrödinger - Qu'est-ce que la vie ? (S2E8)

    Il est connu pour avoir imaginé un chat enfermé dans une boîte avec un atome radioactif et une fiole de poison.

    • Podcast
    • Dès 12 ans

Acheter un billet