Léa Minod (journaliste)  
Tanguy Schindler (médiateur)  
Laurent Blanpain (lecture)
René d'Anjou - Véga la Magicienne (S2E9)
Liste des intervenants
- Léa Minod (journaliste)
 - Tanguy Schindler (médiateur)
 - Laurent Blanpain (lecture)
 
Léa Minod : Imaginez-vous, au tout début du XXᵉ siècle, une soirée pétillante dans un cabaret parisien des Champs-Élysées, l'Alcazar d'été. Là, une femme fait des cabrioles dans les airs, juste sous vos yeux. On l'appelle l’Aérogyne. Un peu plus loin, on joue au cinéma La Femme Volante, un court métrage réalisé par Georges Méliès. Car oui, il fut un temps où le spectacle d'une femme, pas d'un homme hein, d'une femme déviant la gravitation, déplaçait les foules.
Et c'est dans cette fascination générale que s'engouffre l'écrivaine Renée Gouraud d'Ablancourt, dite René, sans e, d'Anjou. En imaginant dès 1909 une femme oiseau capable de piloter un équipement ailé pour s'envoler. Véga de Ortega, alias Ladybird ou l’Oiselle, devient ainsi la première super-héroïne française. Et c'est à sa rencontre que nous entraîne aujourd'hui Tanguy Schindler, médiateur en biologie.
Bonjour Tanguy.
Tanguy Schindler : Bonjour Léa.
Léa Minod : Alors pourquoi est-ce que vous avez choisi ce texte qui est assez rare et qu'on ne connaît pas du tout ?
Tanguy Schindler : Ah bah déjà j'ai choisi pour ça parce qu'il était rare et peu connu. Il a été réédité par une petite maison d'édition d’Angers. Et je trouve le texte intéressant parce que c'est un des tout premiers textes qu'on a écrit par une femme qui nous parle en fait à la fois de science et de science-fiction. Donc c'était très intéressant pour moi. J'ai découvert par hasard dans mes, dans mes lectures et je me suis dit ça pourrait faire un support intéressant pour ça, pour en parler ensemble aujourd'hui.
Léa Minod : Et comment on tombe par hasard sur l’Oiselle, ce que c'est ? Il n'y a pas de hasard en fait, il faut le trouver ce texte.
Tanguy Schindler : Non, en fait, quand le texte a été réédité…
Léa Minod : Donc en 2020 ou 2022.
Tanguy Schindler : 2022 et quand ce texte a été réédité, ce qui s'est passé, c'est qu'il y a eu un article, y a eu des articles dans la presse qui sont passés pour plein de gens inaperçus et pas pour moi. Et j'ai trouvé ça intéressant parce que c'est à une époque où moi je m'intéressais beaucoup au merveilleux scientifique, donc qui est le courant duquel est issu le texte, et je me suis dit ça pourrait faire quelque chose de bien aujourd'hui à partager ensemble.
Léa Minod : Et c'est quoi le merveilleux scientifique ?
Tanguy Schindler : En gros, c'est ce qui existe en France avant l'avènement du terme science-fiction qui sera fondé un peu plus tard par les courants de littérature américaine. Et donc en France, on a des auteurs comme ça qui vont commencer à écrire des textes qui sont des textes à la fois d'anticipation, de fiction, de science-fiction, vraiment, au sens où on l'entend aujourd'hui et qui vont nous emmener dans des univers un peu dystopiques, utopiques...
Léa Minod : Et alors ? Il a été publié en 1909. Est-ce que vous pouvez me dire ou est ce qu'il a été publié d'abord ou sous quelle forme ?
Tanguy Schindler : Alors, c'était un feuilleton dans la mode du Petit Journal, qui était un supplément féminin. Et du coup, on a ce texte qui va être après repris et recompilé sous forme d'un seul et unique roman.
Léa Minod : Et qui est son autrice ? Est-ce que vous vous êtes un peu renseigné sur Renée d’Ablancourt ?
Tanguy Schindler : Alors c'est une écrivaine, donc, qui a écrit beaucoup de textes. Elle a été assez prolifique, qui a surtout écrit sous son, sous son nom René d'Anjou.
Léa Minod : C'est son nom d'emprunt ?
Tanguy Schindler : C'est son nom d'emprunt, oui. Alors ce qui n'est pas clair, quand moi j'ai parcouru sa bio qui est rarement très épaisse, si elle l'a écrit parce qu'elle n'arrivait pas à publier sous son nom de femme ou si simplement elle avait choisi ça parce qu'assez rapidement, elle a été identifiée. Dans les années 1900, on savait déjà qui elle était puisqu'il y a eu des événements qui sont relatés dans la presse où elle est associée déjà à son auteur.
Léa Minod : Donc on sait que c'est une femme déjà.
Tanguy Schindler : En fait, je pense que, au moment où Véga est publiée, en fait, on sait que c'est une femme. Donc c'est là où c'est, ce n’est pas clair car elle n'a pas de biographe officiel. Voilà, c'est une autrice du début du XXᵉ, angevine, donc on peut dire qu'elle n'a sans doute pas intéressé un grand nombre d'universitaires. Peut-être qu'elle le sera un jour. Mais voilà, elle a écrit pas mal de documents de tourisme, elle a quelques ouvrages de fiction ou plus littéraires que je n'ai pas lus, donc je ne pourrais absolument pas en parler, mais ça peut être intéressant de creuser sa biographie et une bibliographie pour en savoir un peu plus sur elle.
Léa Minod : Et alors ? Est-ce que vous pouvez nous résumer rapidement l'intrigue de Véga la Magicienne ?
Tanguy Schindler : Alors l'intrigue, je ne vais pas vous résumer toute l'intrigue parce que l'objectif c'est aussi que vous lisiez le livre, donc je ne vais pas vous révéler la fin, mais Véga la Magicienne. On tourne autour d'un personnage donc qui est Véga de Ortega. Qui est donc l'Oiselle. Qui est une jeune femme qui a été élevée sur une île mystique qui s'appelle l'Étoile Noire.
Léa Minod : Stella Negra ?
Tanguy Schindler : Stella Negra, c’est le nom de l'île. Donc il ne faut pas la confondre avec l'étoile noire qui sera chère à Lucas plus tard. 
Mais ce qui est assez amusant, c'est que c’est une petite île et ce sont des gens qui sont des utopistes, qui veulent promouvoir la science par tous les moyens et un monde plus juste. On prônait même parfois la violence pour arriver à leurs fins, ce qui n'est pas du tout le personnage de Véga qui est beaucoup plus positive, beaucoup plus posée.  
Léa Minod : Donc Véga, c'est une jeune femme.
Tanguy Schindler : C'est une jeune femme...
Léa Minod : Qui a quel âge ?
Tanguy Schindler : Elle a 18 ans au début de l'aventure...
Léa Minod : Et elle arrive comme ça ? Elle débarque sur cette île mystérieuse...
Tanguy Schindler : Alors elle ne débarque pas sur cette île... C'est aussi un des enjeux de l'ouvrage de connaître son histoire personnelle. Mais elle, elle va être abandonnée et elle va être recueillie sur cette île, élevée par ces utopistes qui sont des sortes de moines et qui vont du coup l'élever d'une certaine manière et qui va lui permettre de développer les capacités qui lui permettront de devenir l'Oiselle.
Léa Minod : Et c'est quoi ses capacités ?
Tanguy Schindler : Alors ça, ça se sait dans l'extrait normalement, mais c'est quelqu'un qui va être affranchi de ses émotions et principalement de la peur.
Léa Minod : Alors on ferme les yeux et on imagine la femme oiseau s'élancer dans le vide.
Laurent Blanpain : Monsieur le président, Messieurs les ministres, Messieurs et mesdames, dit aussitôt l'Italien en un pur Français. Je suis aussi flatté que heureux de vous amener ici, mademoiselle Véga et Ortega, la femme oiseau. L'art qu'elle pratique et que seule au monde elle peut pratiquer est une révélation que la nature hostile se refuse à admettre.
La science elle-même n'a pu triompher de toutes les difficultés. Elle a créé jadis la montgolfière, puis le ballon, puis l'aéroplane, bref, toutes les merveilles de nos jours. Mais depuis les temps antiques où, à Rome, un magicien nommé Simon essaya de voltiger, nul être humain n'y put parvenir.  
La jeune fille que j'ai le très grand honneur d'accompagner et à laquelle je vous présente Messieurs, n'inventa pas son appareil. Elle sait seulement s'en servir. Cette carcasse légère est le résultat de nos passions, des longues études à mes compagnons et à moi. Mais sans la bienveillance et l'adresse de notre charmante compagne, nous n'aurions jamais pu voir triompher notre découverte. La cause de ce succès, Messieurs et Mesdames, réside en ce fait. Il est unique. Mademoiselle Véga ignore le trac.  
Elle a une assurance et une sûreté absolue. Sa confiance en elle est sans bornes. Ne prenez pas ces mots au sens qu'on leur donne dans le monde, mais au sens juste et naturel. Véga ignore la crainte, la peur, le doute par le fait d'une éducation spéciale, d'un entraînement particulier qui modifia en quelque sorte l'arrangement et le développement de certaines cellules cérébrales.  
Cet enfant, elle n'a pas encore 18 ans, a perdu totalement le sentiment de la peur. Voyez par là même quelle force morale lui est acquise, ce qui paralyse, ce qui fait hésiter au bord du succès. Elle ne le conçoit pas. Ce qui intimide, ce qui fait trembler. Elle ne le perçoit jamais. La foi absolue peut transporter des monts, faire marcher sur les flots comme saint Pierre, alors que le doute entrave et annule tout effort.  
Ladybird n'hésite pas, ne se trouble pas, ne perd aucune de ses facultés. Ses mouvements précis restent parfaits, soumis à son vouloir. Je ne veux pas m'étendre davantage sur un sujet que chacun peut continuer par la réflexion et juger dans son immense étendue. Je vais prier ma jeune compagne de vouloir bien vous montrer une petite expérience.  
Léa Minod : Alors voilà l'expérience de l'Oiselle qui va s'apprêter à voler.
Où est-ce qu'on est dans cet extrait ?  
Tanguy Schindler : Alors on est sous une nef d'un bâtiment que j'imagine être la nef du Grand Palais, et c'est vraiment un endroit suffisamment majestueux. Ça se situe sur une exposition universelle. C’est un ancien lieu où se tenaient les expositions universelles. Et donc, effectivement, on va avoir une grande nef sous laquelle l'Oiselle peut s'élancer.
Léa Minod : Et on en est où dans le roman au moment de l'extrait ?
Tanguy Schindler : C'est le tout début du roman. C'est la deuxième page du premier chapitre. Donc on est vraiment sur la phase d'exposition de l'héroïne. Ce qui me permettait aussi pour moi de ne pas entrer plus dans l'ouvrage et dans ce qui allait se passer. Et ça nous permet aussi de nous poser et de rencontrer vraiment ce personnage dans toute sa splendeur.
Léa Minod : Alors, au début du texte, le présentateur qu'on entend, il s'adresse au président, aux ministres... Pourquoi est-ce qu'il y a des hommes d'État qui sont venus voir cette oiselle ? Qu'est-ce qu'il y a de si important à voir une femme voler ?
Tanguy Schindler : Si on se place dans le contexte, là aujourd'hui, peut-être que pour nous, le vol est quelque chose d'assez banalisé par la présence de l'aviation ou tout autre système qui permet de voler.
Mais tout au début du XXᵉ, on ne vole pas. Et donc dans ce contexte… 
Léa Minod : Avec des montgolfières…
Tanguy Schindler : Des montgolfières... Et donc le vol individuel, qui reste quand même un fantasme humain assez important, attirait les foules. Même si aujourd'hui quelqu'un était capable de réaliser un vol plané individuel autonome, alors je pense que ça déplacerait les foules et ça attire. Et d'ailleurs c'est l'enjeu de pas mal de fantasmes encore aujourd'hui.
Léa Minod : D'ailleurs, est-ce que vous savez où on en est en termes d'aviation, en 1909 ?
Tanguy Schindler : On est tout au début de l'aviation, c'est-à-dire qu'on commence à voler, on ne va pas très loin. Donc dès 1909, il y a la traversée de la Manche par Louis Blériot, qui va donc être un point de départ de l'aviation. Elle va se construire petit à petit dans la foulée. Avant ça, Adler qui avait essayé avec vol 1, vol 2 de s'envoler, mais à la manière de l'oiseau. Ce qui est intéressant aussi dans le personnage de Véga de l’Ortega, de l'Oiselle, c'est d'avoir un vol qui est similaire à celui de l'oiseau puisqu'elle va avoir des ailes.
On imagine aisément une machine qui battrait des ailes, exactement comme le fait un oiseau aujourd'hui et qui lui permettrait de s'envoler, pas juste de planer.  
Léa Minod : Parce que, qu'on comprenne bien, en fait, elle n'a pas de super-pouvoir, elle a un super-outillage, si on peut dire ça.
Tanguy Schindler : C’est ça. Si on la rapproche, si on fait une comparaison très pop culture actuelle en termes de personnages super-héros, elle est plus proche d'un personnage que serait Batman qui lui va planer avec sa cape que d'un personnage comme Superman qui vole grâce à un pouvoir qu’il détient, par ses origines extraterrestres.
Léa Minod : Et donc elle doit son pouvoir de voler grâce à des super-ingénieurs.
Tanguy Schindler : En fait c'est ça, c'est que les moines de la Stella Negra ont construit un appareil qui lui permet de voler, mais ce qui leur manque en fait, c'est le pilote.
Léa Minod : Pourquoi il leur manque un pilote ?
Tanguy Schindler : C'est ce qui est dit dans le texte en substance, c'est que, a priori, l'altitude, le vol fait peur. Et en tout cas, quelqu'un qui aurait peur n'a pas les capacités mentales pour réussir le vol. Or Véga, elle, a été complètement élevée et conditionnée pour ne plus ressentir la peur.
Léa Minod : Donc c'est ça son super-pouvoir.
Tanguy Schindler : Donc son super-pouvoir, c'est de ne pas ressentir la peur et donc de n'avoir aucun contrôle sur ses émotions.
Léa Minod : Et alors, pourquoi est-ce qu'on a ce rapport-là, au début du XXᵉ siècle, à vouloir absolument contrôler les émotions pour faire un peu de l'Homme une machine quelque part ?
Tanguy Schindler : Alors ce n'est pas vraiment de faire de l'Homme une machine. Alors si on situe vraiment sur le début du XXᵉ siècle, là on va parler deux secondes du cerveau. Donc le cerveau, on commence à s'y intéresser. On s'y intéresse depuis très longtemps, historiquement, mais on commence à voir des choses qui nous permettent de savoir comment c'est fait.
Tout au début, il y a Golgi et Ramón y Cajal qui vont identifier les premières cellules cérébrales. C'est environ 1901, 1902. Ils auront un prix Nobel par la suite.  
Léa Minod : Vous parlez des neurones. C'est ça ?
Tanguy Schindler : Exactement. Ils vont identifier les cellules cérébrales que sont les neurones. Donc ce sont les premiers à les montrer sous microscope. Et donc on va vraiment avoir le début du substrat biologique qui compose le cerveau.
Si on se place un tout petit peu plus tard, en 1912, on a un monsieur qui s'appelle Hans Berger qui va lui commencer à mettre en place des choses qu'on appelle les électroencéphalogrammes qui permettent d'enregistrer l'activité électrique du cerveau. Donc finalement, aujourd'hui, le roman se situe tout au début des investigations et des outils qui commencent à s'intéresser à l’objet cérébral.
Léa Minod : Donc il est très contemporain parce qu'il se situe entre les débuts de l'aviation et entre les débuts exactement du cerveau.
Tanguy Schindler : Exactement. Donc ça dit deux choses : c'est la découverte de notre capacité à voler et d'un autre côté, naît des interrogations qu'on a sur le fonctionnement du cerveau.
Léa Minod : Parce que là est-ce qu'il est question de plasticité du cerveau quand elle dit, l'auteure, dit un entraînement particulier qui modifia en quelque sorte l'arrangement et le développement de certaines cellules cérébrales.
C'est une intuition qu'a l'auteure ou c'est déjà quelque chose de montrer cette plasticité ?  
Tanguy Schindler : Alors elle n'est pas montrée biologiquement parlant. Ce qui est intéressant, c'est que je pense que ça veut dire que l'auteure a dû lire ou doit s'intéresser à des choses, peut-être des revues de vulgarisation, etc. Parce que c'est une notion qui est assez présente déjà sur la capacité du cerveau de s'organiser. Typiquement, l'apprentissage est quelque chose qui commence à être vu comme étant une réorganisation du cerveau. Donc je pense qu'on n'est pas face à une auteure qui est… qui va au hasard. Pour moi, il y a quelque chose, il y a une culture derrière.
Léa Minod : Oui, parce qu'on n'utilise pas cellules cérébrales à tout va, j'imagine, au début du XXᵉ siècle ?
Tanguy Schindler : Bah en tout cas, on va, on peut l'utiliser. Je pense qu'on l'utilise beaucoup dans des, dans des cercles, on va dire cultivés. Le grand public n'utilise pas. Alors il faudrait aussi se situer à l'époque sur les revues et les ouvrages de vulgarisation qui sont présents. Mais Jules Verne aussi est passé par là un peu avant et donc a vulgarisé beaucoup de choses.
C'est pareil, Jules Verne n'est pas très loin en termes d'ouvrages. On est vraiment sur les débuts, donc je pense qu'on a une auteure pour moi qui est cultivée, une auteure qui s'intéresse... Alors on pourrait même imaginer qu'elle fait des dîners mondains où on parle aussi d'hypnose, de psychanalyse, parce que c'est aussi ça le début du XXᵉ, c'est la période, on parle, on a de l'hypnose, on a la psychanalyse...
Léa Minod : Même du spiritisme...
Tanguy Schindler : Alors c'est intéressant, c'est dans l'ouvrage. Et comme dans la société à l'époque, c'est-à-dire que le spiritisme et la science qu'on appelle aujourd'hui dure se mélangent. D'ailleurs Hans Berger que j'évoquais, qui a fait des premiers électroencéphalogrammes, en gros, on cite souvent parce qu'il va enregistrer en fait une petite variation d'électroencéphalogramme, une petite sous-activité électrique dedans, qui lui va considérer comme étant des ondes télépathiques.
Et ce qu'on lui reprochera, ce n'est pas d'avoir imaginé qu'il y a des ondes télépathiques parce que clairement, c'est quelque chose qui est dans l'air du temps. Il sera aussi présent dans l'ouvrage. Et L’Oiselle possède aussi un pouvoir télépathique qui lui permet de, de communiquer à distance avec son mentor ou avec d'autres personnages du roman. Et donc la télépathie est quelque chose qui serait une capacité cérébrale et qui est du domaine de la recherche. Aujourd'hui, clairement, si on posait la question à un chercheur en neurosciences, il vous dirait c'est de l'ésotérisme, ce n'est pas un fondement de science.  
Léa Minod : Et à l'époque, oui.
Tanguy Schindler : Et à l'époque, oui, c'est un enjeu. On pense qu'on est capable de communiquer à distance, de communiquer aussi avec les morts, qu'il en reste une partie matérielle. Alors ce qui est intéressant parce que la science, c'est un objet qui est matériel, si on s'intéresse aux choses qui sont, qui sont dures, qui sont expérimentales.
Et là, quand on parle des morts ou du spiritisme à l'époque, on considère qu'il reste quelque chose de matériel. On est, on ne parle pas forcément d'âme, mais on parle de quelque chose, une trace matérielle, une trace électromagnétique. C'est d'ailleurs pour ça que dans beaucoup, beaucoup, beaucoup d'ouvrages, on voit aussi par exemple dans les Ghostbusters, les fantômes laissent toujours derrière eux une trace électromagnétique parce que je pense que c'est complètement issu de ça, où il devait rester une trace dans le monde réel.
Léa Minod : L’Oiselle, elle peut s'élancer, elle peut voler grâce à son appareillage, mais aussi grâce à son absence de peur. Est-ce qu'aujourd'hui, l'absence de peur nous permettrait, avec le regard qu'on a sur la science, sur le cerveau, nous permettrait de faire des choses extraordinaires aussi ?
Tanguy Schindler : Alors ce que l’on sait aujourd'hui, c'est-à-dire que les données que donnent des neurosciences actuelles vont montrer que cette façon de concevoir le cerveau et les émotions, c'est quelque chose de dépassé. 
Si on situe, on a d'abord Descartes qui, lui, va considérer que la pensée formelle est quelque chose qui doit être complètement en dehors du cadre émotif.
Léa Minod : Donc qui est pour un rationalisme.
Tanguy Schindler : C'est une pensée brute, sans émotion. Et finalement, les émotions sont des pollutions qui vont vous empêcher de réfléchir, de trouver la logique, vont troubler le raisonnement.
Et donc c'est ce qu'on retrouve dans le roman, c'est-à-dire que la présence d'une émotion va l'empêcher d'aller à l'essentiel qui va être de voler et d'accomplir ce qui doit être. Aujourd'hui, des données commencent à être solides dans les années fin 90 début 2000, où vraiment les émotions sont considérées comme quelque chose qui vont être extrêmement importantes.
Léa Minod : C'est-à-dire qu'il faut avoir peur pour pouvoir voler.
Tanguy Schindler : Il faudrait avoir peur pour pouvoir voler. Parce que, en fait, il y a un auteur qui s'est vraiment intéressé à ça. Son livre le plus célèbre, c'est L'Erreur de Descartes, c'est Antoine Damasio. Je vous invite à lire son livre. Antonio Damasio, si on est précis, puisqu'il est d'origine italienne et c'est un auteur américain. Il va vraiment dans cet ouvrage-là, il va vraiment décortiquer l'ensemble des arguments qui permettent de dire que les émotions sont des choses qui sont extrêmement importantes dans notre, dans notre pensée.
Et donc ce qu'on pourrait prendre si on prend de manière caricaturale, si on prend l’Oiselle, l’Oiselle, elle vole parce qu'elle n'a pas peur. Mais en vrai, si elle n'avait pas peur, elle se comporterait sans doute comme Icare, c'est-à-dire qu'elle irait très haut. Elle n'aurait aucune limite, aucun contrôle et donc brûlerait les ailes. Alors est-ce qu'elle se brûlerait les ailes comme Icare ?
Mais c'est aussi la symbolique d'Icare. C'est-à-dire qu'il faut se contrôler et contrôler les contrôles, les choses et pas les vouloir aller trop loin. Eh bien la peur, c'est, ça va être, ça va nous servir. Ça c'est des garde-fous, c'est un garde-fou. Donc si on n'avait pas la peur qui venait en fait interférer avec notre système de pensée, on passerait notre temps à prendre des risques, qui seraient des risques infondés.  
Léa Minod : Donc ça permet de maintenir la conscience ?
Tanguy Schindler : Alors est-ce que ça permet de maintenir la conscience ? Ça c'est une vaste question à laquelle je ne répondrais pas, mais en tout cas, ça permet de maintenir une certaine limite. Et là c'est pour une émotion, mais toutes les émotions vont jouer et vont être importantes.
Donc avoir la présence des émotions, ce n'est pas quelque chose qui va freiner notre pensée, qui va freiner notre capacité à être logique, à raisonner.  
Léa Minod : Et ça a été prouvé scientifiquement ou c'est une hypothèse ?
Tanguy Schindler : Non, il y a des données, il y a un certain nombre d'expériences qui vont permettre de conclure et de, de dire que les émotions sont importantes.
Léa Minod : Et alors vous, en tant que biologiste spécialiste du cerveau, qu'est-ce qui vous a particulièrement intéressé là-dedans ?
Tanguy Schindler : C'est ça, c'est, c'est de voir que, en fait, ce passage-là, c'est un témoignage pour moi de comment on considère le cerveau et la pensée à l'époque. C'est-à-dire que ce n'est pas important que ça ne soit pas juste au regard des neurosciences actuelles.
Ce qui est important, c'est ce que ça nous dit, historiquement sur la façon dont ça s'est construit. Parce que forcément, il faut bien partir de quelque part. Et donc il a bien fallu se poser une question. C'est-à-dire est-ce que la logique s'oppose aux émotions ? Aujourd'hui, logique et émotions vont de pair, mais c'est quelque chose auquel il a fallu aboutir.
Voilà, c'est vraiment pour moi un témoignage un peu historique, une sorte d'état des lieux très sommaire où elle esquisse en fait la façon dont on conçoit le cerveau à l'époque.  
Léa Minod : Qu'est-ce que ça change que l'Oiselle soit une femme et pas un homme ?
Tanguy Schindler : Je pense que ça ne change rien dans l'absolu si ce n'est de se dire que on est au début du XXᵉ siècle, on a une femme qui est héroïne d’un roman d'aventures, ce qui est quelque chose qui va être très peu le cas jusqu'à aujourd'hui.
Même aujourd'hui, je pense que les films de super-héros avec des femmes font moins recette qu'avec des hommes. Donc ça, cette valeur-là d'avoir quelque chose qui est, sans porter de nom, de revendications féministes, mais qu'il y a un ouvrage qui est ouvertement féministe.  
Léa Minod : Est-ce que ce n'est pas aussi parce qu'à l'époque il y a tous les travaux sur l'hystérie et qu'on montre que l'hystérie est une émotion féminine, qu'elle s'emporte beaucoup plus facilement, etc. ?
Ça a été invalidé, mais est-ce que ce n'est pas aussi pour montrer qu'une femme est capable de maîtriser ses émotions et donc son hystérie ?  
Tanguy Schindler : C'est en ça que moi j'aimerais discuter avec l'auteure, mais ce n'est plus possible aujourd'hui. Est-ce qu'elle, elle veut dénoncer cette idée reçue à l'époque ou simplement elle a envie d'avoir une femme comme héroïne ?
En tout cas, ce qui est, ce qui est sûr, c'est que ce texte est un texte qui est ouvertement un texte féministe, même si on est loin des revendications de Margaret Atwood sur le positionnement des femmes, on a une autrice qui prend une femme, qui en fait une héroïne qui va être plus forte que les hommes, qui va même puisqu'un peu plus tard elle va sauver un homme. C'est une femme qui porte des choses sur ses épaules, et ça, c'est quelque chose qu'on aimerait voir beaucoup plus souvent à travers la littérature. Est-ce que c'est une revendication ? Est-ce qu'on peut se dire aussi peut-être que les femmes étaient paradoxalement plus libres au début du XXᵉ, même si elles n'avaient pas le droit de vote, mais peut-être qu'elles avaient une plus grande liberté d'expression, peut-être qu'on leur donnait plus de choses. On n'est pas loin des années folles donc peut-être qu'il y a déjà une forme d'émancipation qui s'est perdue à un moment donné dans notre société. On peut s’interroger sur ça aussi.  
Léa Minod : Merci Tanguy Schindler.
Tanguy Schindler : Merci Léa.
Léa Minod : Suspectée de donner aux femmes le goût de l'aventure, Véga, la magicienne est tombée dans l'oubli pendant plus d'un siècle et il faudra attendre le confinement de 2020 et sans doute l'envie de se voir pousser des ailes pour qu'une femme angevine, Françoise Nicolas de la Vigne, professeure de français et passionnée de généalogie, en redécouvre l'auteure. Et ce grâce à un défi lancé sur Internet pour rendre visibles les femmes de lettres #JeLaLis. Françoise Nicolas de la Vigne a pour cela retrouvé et recopié, épisode après épisode, les aventures de l’Oiselle que l'on peut désormais lire en ligne sur Wikisource et même sur papier grâce à une maison d'édition angevine, Banquises et Comètes.
Il semble même que la Ladybird ait rejoint pour de bon la bande des super-héros, des comics comme on dit, puisqu'une B.D. est parue outre-Atlantique en 2023.
Imaginez-vous au tout début du XXᵉ siècle, une soirée pétillante dans un cabaret parisien des Champs-Élysées. Là, une femme fait des cabrioles dans les airs, juste sous vos yeux. On l'appelle l’aérogyne. Un peu plus loin, on joue au cinéma La Femme volante, un court métrage réalisé par Georges Méliès. Car oui, il fut un temps où le spectacle d'une femme (et non d'un homme) déviant la gravitation déplaçait les foules. C'est dans cette fascination générale que s'engouffre l'écrivaine Renée Gouraud d’Ablancourt, dite René d'Anjou. Elle imagine dès 1909 une femme oiseau capable de piloter un équipement ailé pour s'envoler. Véga de Ortega, alias Lady Bird ou l’Oiselle, devient ainsi la première super-héroïne française. C'est à sa rencontre que nous entraîne aujourd'hui Tanguy Schindler, médiateur en sciences de la vie au Palais de la découverte.